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Prompt : Sacrifice/Letting Go pour
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Les semaines qui précédèrent la cérémonie des cinq ans d’Antonio comptèrent parmi les plus chaotiques que l’Encanto eut jamais connu jusqu’alors – et l’Encanto avait déjà survécu aux trois grossesses de Pepa Madrigal.
Cette dernière n’était pas en reste : elle passait du chaud au froid à la vitesse de l’éclair, ses émotions se manifestant sous forme de bourrasques de grêle et pluies diluviennes qui mouraient aussi rapidement qu’elles étaient apparues. Tío Félix avait pris l’habitude de suivre sa bien-aimée à travers tout le village, un parapluie dans une main et un éventail dans l’autre, dans l’espoir d’apaiser au maximum ses humeurs versatiles. En vain – les tempêtes surprises et les tornades miniatures avaient suivi Pepa pendant des semaines entières jusqu’à ce qu’une horde de villageois aussi courroucés que terrifiés ne se décidât à frapper à la porte de la matriarche des Madrigal, juste avant le départ pour la messe du dimanche.
Isabela avait grimacé dans ses dents en écoutant son abuela se confondre en excuses pincées et promettre de solutionner le problème aussi rapidement que possible. Une promesse creuse mais qui avait eu au moins le mérite de rassurer les badauds et de les envoyer vaquer à leurs occupations respectives avant que l’un d’entre eux n’eût la bonne idée de rappeler comment la dernière cérémonie du don s’était déroulée. Personne n’ignorait que la seule chose qui calmerait les angoisses de Pepa était l’assurance que le prochain anniversaire d’Antonio se déroule aussi sereinement que possible. Autrement dit, pas comme celui auquel Mirabel avait eu droit. Et la seule personne qui aurait été capable d’apporter cette garantie était…
Eh bien, c’était tout le problème, n’est-ce pas ? Personne ne savait où était passé Tío Bruno depuis cette affreuse soirée. Personne ne savait s’il avait réussi à quitter l’Encanto ou non. Personne ne savait s’il était même encore en vie.
La simple pensée du corps de son oncle laissé à l’abandon au cœur des montagnes qui entouraient l’Encanto, sans vie et à la merci des bêtes sauvages, suffit à arracher un frisson déplaisant à Isabela. Dolores, lorsqu’on la questionnait sur le sujet de leur oncle disparu, restait aussi muette qu’une tombe, ce qui était étrangement inhabituel lorsqu’on la connaissait un tant soit peu, mais Isabela ne doutait pas de la bonne volonté de sa cousine : si elle avait eu vent d’un quelconque malheur qui se serait abattu sur Bruno, elle aurait rompu son silence dans la minute et se serait empressée d’avertir le reste de la Familia.
Enfin, peut-être pas Abuela.
— Elle voudra te voir après la cérémonie, avait glissé Dolores à l’oreille de sa prima pendant l’homélie qui avait suivi la fatidique visite des villageois en colère. Elle n’a pas arrêté de marmonner dans ses dents sur le chemin de l’église.
Isabela réprima un soupir et pressa sa main dans celle de Dolores, soucieuse de lui communiquer sa gratitude. La distance qui s’était creusée entre elles au fil du temps lui faisait souvent l’effet d’un fossé impossible à surmonter mais Lola avait cet inexplicable don d’agir comme si leur complicité d’antan n’avait jamais été entachée, comme si elles formaient toujours le duo inséparable ; cela n'avait pas de prix aux yeux de l'aînée. Sur un coup de tête, Isabela fit pousser un camélia qu’elle déposa délicatement derrière l’oreille de Dolores, juste en-dessous du bandeau que celle-ci utilisait pour retenir ses jolies boucles.
Tía Pepa les surprit du coin de l’œil et se fendit d’un petit sourire ému. Derrière les vitraux de la chapelle, le soleil se mit à briller plus fort, pour le plus grand soulagement du prêtre et des paroissiens rassemblés. L’éclaircie ne durerait probablement pas longtemps mais Isabela comptait chaque minute de beau temps comme une victoire sur les angoisses des villageois. Au moins, personne ne viendrait embêter Abuela pendant le repas dominical.
Comme Dolores l’avait prédit, celle-ci s’approcha de l’aînée de ses petites-filles une fois la messe dite. Isabela lui offrit son bras par automatisme, s’attirant les regards emplis d’admiration de la part de la foule qui ne manquait jamais d’assister au spectacle des Madrigal quittant l’église pour marcher vers leur Casita. Voyez comme elle est bien élevée et gracieuse ! semblaient-ils murmurer à travers leurs sourires en coin et leurs regards curieux. Voyez ses manières de jeune dame, à quel point elle présente bien, voyez comment elle prend soin de sa famille ! Ah vraiment, que j’aimerais avoir Isabela pour belle-fille !
En son for intérieur, Isabela avait envie de montrer les dents et de cracher sur les badauds qui la dévisageaient sans vergogne. Chaque dimanche ressemblait aux autres et tous les dimanches ressemblaient au reste de la semaine, rythmés par les ordres qu’elle martelait dans sa tête pour éviter de craquer et de s’enfuir en hurlant dans la jungle.
Souris, Isabela. Danse, Isabela. Donne le bras, Isabela. Fais pousser les plus jolies roses, Isabela. Complimente les poèmes de Mariano, Isabela. Fais-le pour la Familia, Isabela. Fais-le pour Abuela, Isabela.
— Vamos, mi familia, nous vous rejoindrons dans un moment, ordonna cette dernière en ajustant son châle. Je dois discuter un peu avec Isabela. Dolores, qu’as-tu dans les cheveux, mija ?!
L’interpellée s’empourpra et retira la fleur écarlate du bout des doigts, comme s’il s’agissait d’un objet empoisonné. Isabela se mordit l’intérieur de la joue, contrite : Abuela avait récemment pris en grippe les marques de coquetterie de Dolores et ne manquait jamais de la rappeler à l’ordre dès qu’elle s’embellissait inutilement, arguant qu’il ne servait à rien de flatter la vanité d’une jeune fille qui n’avait pas encore réussi à attirer l’attention d’un seul prétendant.
Avant qu’Isabela ne trouvât le courage d’ouvrir la bouche pour défendre sa cousine, Tío Félix s’interposa et cueillit la fleur offensante dans la paume de sa fille avant de l’accrocher maladroitement à sa boutonnière.
— Un simple cadeau pour ma fille adorée, Doña Alma, répondit-il gaiement en plantant un baiser sonore sur la joue de ladite fille. Merci de l’avoir tenu pour moi, mi amor.
Devant l’exubérance enjouée de son gendre, Abuela se radoucit et fit un geste du revers de la main. Comme un seul homme, la famille Madrigal se mit en marche, Tío Félix ouvrant la marche avec Dolores et Tía Pepa à son bras, Mirabel et Antonio sur ses talons.
Isabela croisa le regard inquiet de sa mère et lui lança un sourire qu’elle voulait rassurant. Tu peux y aller, Mamá, aurait-elle voulu dire, je gère. Son père, toujours exceptionnellement doué pour deviner les moindres sautes d’humeur de sa fille aînée, prit immédiatement le relais et escorta sa femme hors de l’église, se hâtant d’aller rejoindre Luisa et Camilo qui causaient gaiement au milieu de leur étrange procession.
En bout de file, Isabela attendait sagement le signal de sa grand-mère pour s’engager sur le chemin de leur maison. Celle-ci ne tarda pas à s’avancer d’un pas lent mais décidé, une moue fatiguée déformant ses lèvres.
— Pardonne-moi mon humeur, cariño. Les villageois sont nerveux, ces derniers temps, soupira la vieille femme. J’ai peur que cela déteigne sur moi.
Ils sont nerveux parce que tu es nerveuse, Abuela, se retint de lancer Isabela, presque surprise par l’acerbité de sa pensée. Causer un scandale en revenant de la messe n’était pas dans ses projets – sa mère ne lui pardonnerait pas, même pour la bonne cause – et à quelques semaines de la cérémonie d’Antonio, personne n’avait envie de voir la famille s’entredéchirer à cause de la panique latente.
— Tu es resplendissante, Abuela, mentit-elle à la place.
— Merci, mi tesoro, lui répondit sa grand-mère en la gratifiant d’un sourire fatigué mais sincère. Tu es une si bonne fille, je me sens presque coupable… Est-ce que tu pourras me rendre un nouveau service, ma fleur ?
La jeune fille se retint de grimacer de dépit. La plupart des « services » qu’elle rendait à sa grand-mère exigeaient souvent qu’elle passât du temps en compagnie de Mariano ou de sa grand-mère – ou pire, des deux à la fois. Non pas que la présence de Doña Guzman soit particulièrement déplaisante en soi… Le cœur du problème était sans doute qu’elle passait le plus clair de leurs conversations à vanter les mérites de Mariano comme s’il n’était ni plus ni moins qu’une bête de foire à vendre au marché.
Cela leur faisait au moins un point commun, pensa amèrement Isabela en songeant à son insipide prétendant. Des bêtes de foire, paradés par leurs grands-mères dans l’espoir de célébrer le mariage le plus parfaitement ennuyeux de tout l’Encanto.
Mues par des années d’habitude et de pratique secrète, son visage s’était déjà figé pour ne laisser place qu’à une expression apaisée et complètement factice. L’image parfaite de la sérénité et de la grâce tandis que ses entrailles bouillaient sous le coup de la frustration – non pas qu’Abuela l’eût remarqué, évidemment. Isabela était depuis longtemps passé maître dans l’art de camoufler ses émotions pour le bien de la Familia.
— Tout ce que tu voudras, Abuela, s’entendit-elle dire d’une voix aérienne. Détachée.
La matriarche lui lança un regard empli de gratitude.
— Je sais que tu dois avoir envie de passer du temps avec ton Mariano mais l’ambiance dans le village est si… délicate en ce moment… et avec la cérémonie d’Antonio qui approche à grands pas… nous aimerions vraiment que tout soit parfait. C’est pourquoi je me demandais… Tu t’entends si bien avec ta tía Pepa, est-ce que tu penses que tu pourras lui composer quelques bouquets et l’accompagner pendant ses promenades matinales jusqu’aux champs, mi tesoro ? Elle aime tellement tes fleurs, ça la distraira un peu de toute cette… agitation.
Isabela retint tant que mal un soupir de soulagement. La compagnie de sa tante Pepa était mille fois plus agréable que celle des Guzmán : quoiqu’en pensent les villageois et Abuela elle-même, Tía Pepa était une personne formidable, toujours vive et pleine d’énergie, même dans ses pires moments. La jeune fille ne l’avouerait jamais à personne mais une part d’elle-même jalousait secrètement le don de sa tante, sa façon dont ses sentiments dansaient aux yeux et à la vue de tous, faisaient la pluie comme le beau temps à toute heure de la journée. Peut-être que si Isabela avait eu un don semblable, qu’elle aurait été incapable de cacher à la face du monde, peut-être que…
Eh bien, c’était aussi là tout le problème, non ?
Fais pousser des roses, Isabela. Tais-toi, Dolores. Chasse ce nuage, Pepa. Arrête de vouloir aider, Mirabel. Ne parlons pas de Bruno, non, shh –
— Ce n’est pas un problème, Abuela, répondit la cadette, sincère. Tout le plaisir sera pour moi.
— Ay, comme tu me soulages ! Tu es un ange, ma petite fleur, la complimenta sa grand-mère. Je ne sais pas ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter une petite-fille aussi exceptionnelle.
Exceptionnelle. Isabela détestait entendre ce mot et encore plus venant de sa grand-mère. Dans la bouche d’Alma Madrigal, l’adjectif devenait une arme à double tranchant, la promesse de recevoir son amour et la certitude de le perdre un jour tout à la fois. Leur miracle de leur famille prenait vie depuis sa gorge, ses mains caressantes devenaient des carcans qu’il fallait briser pour respirer, son regard distribuait la grâce divine comme l’opprobre avec l’aisance d’un messager divin incarné sur terre pour juger les péchés des hommes. Parmi tous les martyrs et les saints que sa grand-mère avait élevés au fil des années, Isabela Madrigal était le joyau de sa couronne, son Magnus opus, l’héritière parfaite là où même les enfants d’Alma n’avaient pas été à la hauteur.
Julieta était trop rebelle, Pepa trop volatile et Bruno…
Ne parlons pas de Bruno ! se morigéna la jeune fille en se mordillant les lèvres. Abuela s’en aperçut du coin de l’œil et fit claquer sa langue contre son palais, un rappel à l’ordre et une question dans un même geste.
— Quelque chose te tracasse, mi tesoro ?
— Rien de grave, Abuela, la rassura Isabela sans conviction.
Malheureusement pour elle, l’interpellée ne se laissa pas duper cette fois-ci. La sérénité qui avait laissa place à une inquiétude refoulée tandis que ses mains agrippaient le bras de sa petite-fille avec une force que Luisa n’aurait pas reniée.
— Tu peux m’en parler, tu sais, cariño, la pressa la vieille dame. C’est à cause de Mariano ?
Isabela réprima un nouveau cri. Évidemment.
Depuis quelques années, la question de son futur mariage était sur les lèvres de toutes les commères du village et dans tous les soucis que formulaient son aïeule. Après avoir éconduit des dizaines de prétendants tous aussi insipides les uns que les autres pendant plusieurs années, le ton d’Abuela s’était mis à changer, ses refus s’étaient transformés en questions et Isabela avait su qu’elle ne pourrait pas feindre beaucoup plus longtemps sans briser le cœur de sa grand-mère. Alors, elle avait ravalé ses larmes de rage, s’était entraînée pendant des semaines devant son miroir à décocher son plus sourire le plus faussement enjoué et avait choisi le premier parti qui apaiserait pour de bon les craintes de la Familia.
Pas de chance pour elle, elle était tombée sur Mariano Guzmán.
Mariano n’était même pas un mauvais bougre. Il était charmant, athlétique, bourré de talents et, pour ne rien gâcher, issu de l’une des familles les plus influentes de l’Encanto, si on ne comptait pas la Familia Madrigal, bien évidemment. Toutes les jeunes filles en âge d’être mariées tombaient en pâmoison devant son beau visage, son corps d’Adonis et ses mots de miel tandis qu’Isabela…
Isabela Madrigal, parfaite, radieuse, jamais un mot plus haut que l’autre, toujours impeccablement coiffée, toujours prenant la pose au milieu de ses champs de roses – Isabela ne ressentait rien face à Mariano, sinon l’ennui le plus profond.
Aucun papillon dans le ventre que les romans à l’eau de rose de Tía Pepa décrivaient à foison, aucune vision colorée de rose et de lumière dont les télénovelas de Dolores étaient si friandes, aucun frisson ou soupir qui lui parcourait l’échine à chaque fois qu’elle entendait sa voix comme dans les histoires que Mamá leur racontaient lorsqu’elle évoquait sa rencontre avec Papá et l’histoire d’amour qui avait suivi. Lorsqu’elles étaient petites, Lola et elle se disputaient parfois parce que Lola voulait jouer au prince charmant et qu’Isa trouvait l’idée horriblement ennuyeuse : le compromis de mêler histoires de princesses et aventures de pirates naviguant à travers l’océan avait fini par être trouvé, avec un peu de bonne volonté de la part des participantes et l’imagination débordante de Tío Bruno.
Tío Bruno…
— Je repensais à ma prophétie.
Sa franchise la surprit. Ce n’était même pas un mensonge : dès qu’elle s’était mise à fréquenter sérieusement Mariano, elle avait souvent repensé aux images que Tío Bruno avaient gravés dans l’émeraude pour elle avant de faire disparaître la tablette offensante de la vue de tous. Ses souvenirs d’enfance lui échappaient et son propre visage figé dans l’émeraude était trop lointain pour qu’elle puisse parfaitement le redessiner mais elle n’avait jamais oublié les mots qu’il avait prononcé à l’époque, avec une gravité qu’elle ne lui connaissait pas.
Un jour, tu auras la destinée dont tu rêves, mi princesa. Ton pouvoir… il deviendra aussi fort qu’un soleil d’été.
Ni mariage, ni bambins gazouillants, ni promesse d’un avenir de conte de fées, rempli de « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », à l’horizon. Simplement elle, son don et son bonheur…
Isabela, rayonnante et seule.
Elle avait cru, un instant, pouvoir échapper à la perspective d’un mariage avec un homme qui la rendait indifférente sur tous les plans. Après tout, les prédictions de Tío Bruno se réalisaient toujours et c’était la raison pour laquelle le village prononçait son nom à demi-mots aujourd’hui, comme s’il était devenu un mauvais génie ou un démon qu’on aurait pu invoquer par la simple force de la pensée et pas l’oncle d’Isabela aux tics étranges et à la voix douce.
Comme s’ils l’avaient déjà enterré, alors qu’il respirait encore.
Le visage d’Abuela s’assombrit à la simple mention de la prédiction ; la jeune femme dut réprimer la vague de culpabilité qui lui comprimât la gorge. Elle savait qu’il en coûtait à sa grand-mère d’évoquer Bruno et le vide qu’il avait laissé derrière lui… Les assiettes à son nom que Mamá avait rangé au fin fond du placard, les couvertures vertes que Tía Pepa serrait parfois contre son cœur lors des longs jours de pluie, la porte éteinte sur le palier de la tour, si proche de celle d’Isabela et pourtant…
Tío Bruno avait dû se sentir enfermé, lui aussi. Pris au piège dans les carcans et les ordres qu’Abuela distribuait chaque jour pour que leur monde tourne sans heurt, pour que leur vie soit parfaite. Pourquoi se serait-il enfui dans la nuit comme un voleur, sinon ?
— Oh, tesoro, tu ne devrais pas t’inquiéter des prophéties de ton oncle, grinça Abuela, son expression pincée comme si elle avait avalé un citron entier. Il n’était pas très doué pour manier son don et j’ai peur qu’il ait plus souvent interprété ses propres angoisses que son désir d’aider.
— Je me demandais simplement si elle s’était déjà réalisée, Abuela. Il m’a dit…
— Je me souviens, la coupa la matriarche avec dureté.
Le reste des mots de Bruno se consumèrent sur la langue d’Isabela. Avec un profond soupir, Abuela s’affaissa contre son bras et leva la main pour caresser tendrement la joue de sa petite-fille. Son regard était étrangement voilé, comme perdu entre les souvenirs et les larmes.
— Je ne veux pas que tu te tortures l’esprit avec ces vieilles paroles, cariño, expliqua-t-elle à voix basse. Avec la cérémonie de Toñito qui arrive et les préparatifs de tes futures fiançailles… Nous avons trop peu de temps devant nous pour nous permettre de le perdre à resasser le passé. Tu comprends, ma fleur ?
L’ordre avait des airs de supplique dans la bouche de sa grand-mère mais Isabela l’entendit tomber avec la violence d’un couperet sur ses rêves d’enfants, avec la précision d’une aiguille perçant chacun des membres de leur famille de minuscules trous à chaque répétition.
Fais-nous pousser quelques roses, Isabela, tu sais à quel point Mariano les aime. Va déplacer l’église, Luisa, elle penche un peu trop sur la gauche. Surveille les enfants, Camilo, leurs mères sont trop fatiguées. Cesse d’écouter les conversations des autres, Dolores, ce n’est pas convenable. Va-t’en, Mirabel, tu vois bien que tu es dans le passage.
Chasse ce nuage, Pepa, pense au beau temps. Il nous faudra une deuxième fournée d’arepas, Julieta. Bruno nous a quittés, nous ne parlerons plus de lui.
Tout doit être parfait, parfait, parfait—
Mais rien n’était parfait, absolument rien ! Antonio n’allait peut-être pas recevoir de miracle ! Isabela allait devoir accepter d’épouser Mariano Guzmán pour apaiser les angoisses de sa grand-mère ! Et Tío Bruno…
Tío Bruno ne reviendrait jamais à la maison.
Pas tant qu’Abuela élèverait des martyrs. Pas tant que la Familia Madrigal se prendrait au jeu des saints. Pendant un instant, l’idée parut si révoltante à Isabela que ses dents heurtèrent violemment l’intérieur de sa joue, animées par l’envie furieuse de cracher toute sa rancœur et toute sa colère au visage du tyran qui se cachait derrière la façade de marbre de sa grand-mère.
Les larmes dans les yeux de cette dernière tuèrent dans l’œuf toute sa sainte rage.
Plus que tout, Isabela aimait férocement sa famille. Elle se souvenait des mots de Bruno mais elle se souvenait aussi des sillons de chagrin qui avaient creusé le visage d’Abuela lorsqu’elle avait demandé d’arrêter les recherches, des pleurs silencieux que sa mère avait cachés dans son tablier pendant les mois qui avaient suivi, des disputes houleuses que Tía Pepa avait toujours pris soin d’emmener loin de leur Casita. Elle n’ignorait rien des prières adressées au portrait d’Abuelo Pedro ou des murmures terrifiés qui s’épanchaient dans les couloirs de Casita sur la potentielle catastrophe qui surviendrait lors de la cérémonie d’Antonio.
Et elle… comment pouvait-elle seulement songer à alourdir le fardeau qu’ils portaient tous dans l’espoir de soulager un tant soit peu les autres ?
Ce n’était qu’un mariage, pensa-t-elle en ignorant le goût du sang qui lui envahit la bouche. Mariano Guzmán était un parfait gentilhomme et peut-être que si elle se forçait davantage, que si elle était plus gracieuse et sage encore, elle parviendrait à apprécier sa compagnie. Peut-être que leurs futurs enfants hériteraient un jour des dons de leur mère, même si Antonio devait se révéler aussi dépourvu de magie que Mirabel.
Peut-être que si elle parvenait à contenir sa terreur et sa rage, tout serait absolument parfait.
— Isabela ? l’appela sa grand-mère en tirant sur son bras.
— Sí, Abuela, répondit la concernée en décochant le plus beau et le plus vide de tous ses sourires. Je comprends.
Et alors que les deux femmes remontaient lentement le sentier qui les menaient à la porte grande ouverte de Casita, Isabela se surprit à maudire son oncle de ne pas avoir eu le courage de l’emmener avec lui.