[fic] Encanto: babel
Apr. 22nd, 2022 11:26 am![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
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Pour une famille nombreuse, les Madrigal s’entendaient relativement bien.
Oh, tout était loin d’être sans fissures ni heurts, évidemment. Il y avait largement de la place dans leurs vies mouvementées pour les impatiences, les fragilités et les humeurs de chacun des membres : une réflexion un peu trop sèche, une pique mesquine marmonnée au mauvais moment, une tape donnée un peu trop fort et les voilà qui chiquenaudaient les uns sur les autres comme des commères fatiguées de se supporter. Malgré leurs différends, Pepa Madrigal se plaisait à penser qu’une fois toutes les petites rancœurs et les chagrins balayés, ils pouvaient compter les uns sur les autres face à la tourmente et l’adversité.
Et c’était le cas. Enfin, la plupart du temps…
Aussi, lorsqu’’une dispute violente éclata entre Mirabel et Camilo, respectivement âgés de huit et neuf ans, au milieu de la cour intérieure de Casita, Pepa n’en pensa pas grand-chose au début.
C’était surprenant à observer mais pas si inattendu. A l’instar de leurs grandes sœurs, Camilo et Mirabel avaient été rapidement inséparables dès leur plus jeune âge, profitant de partager la nurserie pour faire les quatre cents coups et donner des cheveux blancs à leurs parents débordés. Là où Dolores, plus sage malgré une curiosité qui lui avait valu plus d’une punition, avait tempéré quelque peu les frasques d’Isabela – et Dieu savait que cette gamine en avait fait, des bêtises, à courir partout dans la jungle alentours pour revenir couverte de poussière et de terre jusqu’aux genoux, ay ! – Camilo et sa plus jeune cousine avaient vite débloqué le potentiel de devenir deux petites terreurs lorsqu’ils s’y mettaient, se chamaillant et s’encourageant sans fin jusqu’à la catastrophe finale.
Cela terminait plus d’une fois en bousculades dans la terre, en griffures, pincements et en « c’est lui/elle qui a commencé » alors que leurs mains cherchaient à cacher leurs rires de gredins, complices malgré les remontrances qui allaient leur pleuvoir inévitablement dessus. Évidemment, les petites taquineries seraient vite pardonnées et oubliées à la venue du soir mais cela faisait partie du jeu et de ses règles tacites – après tout, quelles fratries pouvaient se vanter de ne s’être jamais disputées, mordues, roulées dans le sable jusqu’à en finir par rire aux larmes ? En les observant grandir, Pepa se souvenait avec affection des propres jalons de son enfance, des bouderies, des embrassades et des pleurs qu’ils avaient essuyés, Julieta, elle et B…
… Pourquoi pensait-elle à lui, tout à coup ?
Une éclaircie, vite.
Quand elle n’était pas occupée à gronder son fils pour sa turbulence, la rousse trouvait cela attachant. Elle l’avouait rarement mais elle était heureuse que ses enfants aient pu grandir si proches de leurs cousins, au point de s’appeler jumeaux et de rester toujours collés l’un à l’autre quoiqu’il arrivât. Elle avait vécu au milieu d’une fratrie, au milieu des bousculades, des taquineries et embrassades quotidiennes – grandir sans les joies et les colères d’être une sœur était un sort qu’elle n’avait souhaité à aucun de ses enfants, tout inattendus qu’ils aient été. Et le sort lui avait souri car elle avait eu l’occasion de partager deux grossesses avec sa sœur, d’élever deux paires d’enfants côte à côte même si cela les avait rendues absolument folles.
Folles de joie, folles de terreur, folles d’amour – folles de colère également, lorsque les petits malheurs de leurs enfants perturbaient leurs journées déjà chargées par le fardeau d’être adulte.
Dios mío, pensa-t-elle alors qu’elle séparait les cousins et serrait le corps tremblant de Camilo contre elle, plus jamais elle ne se moquerait de sa pauvre mère. Combien de fois avait-elle dû les séparer pendant une altercation qui s’était changée en bagarre, elle et Bru…
Non.
Éclaircie, éclaircie, une éclaircie.
— Ay, ay, mijo, souffla-t-elle en chassant le nuage qui était apparu au-dessus de sa tête. Du coin de l’œil, elle capta le regard mi-intrigué mi-désolé de Julieta dans les bras de laquelle Mirabel sanglotait chaudement et lui fit un petit signe de tête entendu vers l’étage. Sa sœur aînée acquiesça et monta sa fille dans sa chambre, désireuse de ne pas secouer davantage les émotions de leurs enfants. Mieux valait les apaiser maintenant et démêler le problème entre adultes une fois les larmes séchées et les mots de réconfort donnés. Avec un peu de chance, ce n’était qu’une dispute ridicule qui avait mal tourné – rien qui ne pouvait se réparer avec des excuses et un bon gros câlin. Calmaté, calmaté, poursuivit-elle, sa voix flutée se transformant en murmure pour apaiser le tourment de son fils, raconte à Mami ce qui s’est passé.
Camilo ne pleurait pas encore mais cela ne saurait tarder. De grosses larmes de colère perlaient à ses yeux alors qu’il faisait gonfler ses joues, faisant passer sa tête par plusieurs visages et formes étranges avant de redevenir la frimousse de son petit garçon. Pepa se pinça les lèvres, partagée entre le rire et la nervosité ; le pouvoir de Camilo avait le don de la troubler, parfois. Elle se demandait si un jour, il n’allait pas finir par se perdre dans les méandres des visages qu’il se plaisait à adopter, s’il n’allait pas oublier la forme de son nez, la couleur de ses beaux yeux, la boucle de ses cheveux – et cela l’effrayait, plus qu’elle n’aimait se l’avouer.
Elle ne connaissait que trop bien la tentation de se laisser submerger, ce sentiment d’être esclave de son don malgré ses propres désirs. Dans ces moments-là, elle haïssait à quel point son corps trahissait le moindre sursaut de son cœur, à quel point les nuages et les rayons qu’elle distribuait volontiers devenaient une prison sans nulle autre pareille. En grandissant, la moindre contrariété, le moindre changement hormonal avaient suffi à provoquer des inondations comme des sécheresses, lui valant des heures de remontrances et de leçons sur le contrôle de soi – elle remerciait parfois le ciel que le don de Camilo ne puisse pas toucher ceux autour de lui. D’autres fois, elle maudissait cette même particularité qui le rendait si étranger à sa chair, si difficile à toucher malgré son désir brûlant d’effacer tous ses chagrins – et inévitablement, elle s’en voulait d’être aussi incapable de porter la souffrance qui se lisait si terriblement sur son corps d’enfant.
Comment tu as fait, Mamá, pour nous regarder grandir aussi vite ? avait-elle demandé à sa mère juste après la cérémonie de Dolores, le cœur arraché par les pleurs de sa fille en plein calvaire sensoriel et par sa propre impuissance face à une peine si immense. Le don de la petite Dolores lui rendait insupportable la proximité d’autrui et seul Félix avait réussi à la cajoler suffisamment longtemps pour apaiser quelque peu sa douleur – Pepa, volatile, furieuse, inconsolable, avait voyagé entre les bras de sa sœur et son fr… pour finir effondrée au pied du lit de sa maman. Alma l’avait regardée, une tristesse infinie dans les yeux, et lui avait répondu quelque chose qu’elle n’oublierait jamais.
J’ai fait comme tous les parents, mi pepita, je vous ai bercés aussi fort que je le pouvais et j’ai senti mon cœur se morceler à chaque larme qui vous éloignait de moi.
Elle avait compris quelque chose de sa mère, ce soir-là, quelque chose que ni Julieta ni… ne comprendraient jamais et cette peur de les voir s’éloigner d’elle la hantait à chaque chagrin qu’elle devinait chez ses enfants.
Mais pour l’instant, Camilo restait son fils. Douloureusement, tendrement son fils.
— C’est… c’est… c’est la faute… à… à Mira ! hoqueta le jeune garçon. Les larmes avaient commencé à couler malgré sa réticence évidente et il avait cessé de gonfler les joues pour cacher son visage dans le jupon coloré de sa maman.
— Allons, allons, ‘Milo, raconte-moi, le pressa-t-elle, désireuse de calmer sa peine infantile.
Camilo se mit à parler.
Félix prit le relais une fois le récit de leur fils achevé, soulevant Camilo sur sa hanche et le berçant avec une patience infinie. Un simple coup d’œil au visage blême et aux tourbillons de vent qui se formaient de part et d’autre des cheveux de sa femme lui avisèrent de garder le silence – une bénédiction muette qu’elle ne se lasserait jamais d’apprécier, même des années, des décennies après leur premier baiser. Sans un mot, Pepa les regarda monter les marches vers l’étage, les sanglots de son fils tempérés par les cajoleries de son époux – une bouffée d’amour lui enveloppa le cœur, l’inondant d’un rayon de soleil chatoyant. Ce dernier disparut aussitôt qu’il était venu ; la rousse se leva et prit la direction du sanctuaire de sa sœur.
Casita était déserte à cette heure.
Félix et Agustín s’étaient tacitement dévoués pour s’occuper des plus jeunes. Les filles étaient encore à s’affairer au village, aidées par les conseils et recommandations de leur Abuela. Julieta s’affairait comme une abeille derrière les fourneaux de sa cuisine, virevoltant au milieu des ingrédients et des plats avec l’aisance d’une danseuse de bambuco.
Pendant un moment, Pepa l’observa cuisiner en silence. Le vent soufflait toujours autour d’elle, faisait tambouriner son cœur plus vite que les bourrasques d’un ouragan.
— Qu’est-ce que ta fille est allé raconter comme bêtises à mon fils ?
Julieta siffla, piquée par la réflexion de sa petite sœur, mais ne se retourna pas. Ses mains étaient occupées à pétrir une pâte à galette ; sans doute pour apaiser le bleu qui avait poussé sur la joue de la petite Mirabel. Pepa se sentit vaguement coupable en y repensant mais la fureur l’emporta sur son mal-être. Eh quoi, ce n’était pas elle qui avait frappé sa petite nièce de huit ans !
— Que je sache, hermanita, rétorqua l’aînée avec une aigreur peu commune, c’est ton fils qui a collé sa main dans la figure de ma fille. C’est une chance que ses lunettes ne se soient pas cassées dans la foulée – ce n’est pas facile à remplacer, tu sais. Alors baisse d’un ton, veux-tu ?
La cadette grogna de vexation. Le ton étrangement hautain de sa sœur la blessait plus qu’elle n’aurait aimé l’admettre, même si elle était forcée de reconnaître que Camilo s’était emporté au-delà du raisonnable. Un nouveau nuage commença à lentement apparaître au-dessus de sa tête ; elle souffla bruyamment pour le chasser mais il n’en démordit pas, resta ancré au-dessus de sa tête – comme pour la narguer d’être faible et stupide face à ses émotions. Stupide don qui refusait de l’écouter ! Stupide corps qui trahissait le moindre de ses frémissements !
— Cela ne serait pas arrivé si ta fille n’avait pas commencé à colporter des rumeurs idiotes à qui veut bien l’entendre, continua-t-elle en croisant les bras. Sérieusement, Julieta, qui lui a fourré ces idées dans la tête ?
— Mais de quoi est-ce tu parles, Pep ?
Miercolés, Julieta allait vraiment lui arracher les mots de la gorge ? Là, maintenant, au milieu de la cuisine, où n’importe lequel de leurs enfants ou leurs maris – ou pire encore, leur mère – pouvait les entendre ? Pepa serra les dents alors qu’elle sentait une couche d’exaspération s’empiler au-dessus de la colère sourde que le récit de Camilo avait fait naître dans son giron.
— Tu sais… à propos de… de lui.
Lui.
Son nuage passa du gris au noir. Évidemment.
Trois ans et les mots refusaient toujours de quitter sa bouche, butant et trébuchant dans sa glotte jusqu’à ce qu’elle en étouffe. Trois ans et elle gardait jalousement le nom de son frère en elle, enfermé comme si elle avait peur de le laisser partir, peur de ne pas pouvoir le garder, peur de le voir disparaître de sa mémoire comme il avait lui-même disparu au beau milieu de la nuit.
Face à elle, le dos de Julieta s’était raidi. Ses doigts s’étaient engoncés dans la pâte, agrippés comme les serres d’un vautour.
— Quoi, à propos de lui ? marmonna sa grande sœur, crachant les mots comme s’ils étaient faits de ronces. Bien, songea cruellement Pepa en entendant la douleur sourde qui percutait chacune des respirations de Julieta, au moins elle n’était pas la seule à avoir le cœur crevé à la simple mention de son existence – ou de son absence, plutôt.
Por el amor de Dios, trois ans. Trois ans depuis qu’il avait disparu de leurs vies, trois ans depuis cette fameuse nuit de cauchemar à la fin de laquelle elle s’était réveillée pour ne voir qu’une porte éteinte, une tour vide et y penser lui donnait toujours l’impression qu’on lui avait ouvert les viscères à vif.
Éclaircie, éclaircie, éclaircie.
— Tu dois l’avoir entendu, toi aussi. Tu entends tout ce qui se murmure dans le village, Juli, avec Dolores, siffla la cadette en plantant ses dents dans son pouce, mordillant la chair avec férocité comme si le geste pouvait seulement dissiper le nuage qui tournoyait au-dessus de sa tête. Ces histoires à propos de lui, comme quoi il n’a jamais voulu… partir… Comme quoi il serait juste… monté au ciel.
Julieta se figea, raide comme une morte. Sa respiration elle-même se coupa tandis que ses mains commençaient à trembler, malgré la poigne qu’elle tentait de maintenir sur sa préparation. N’importe qui aurait pu confondre sa réaction avec le choc, la colère, le chagrin mais Pepa connaissait sa jumelle depuis qu’elles étaient sorties du ventre de leur mère, avait partagé presque chaque moment important et futile de sa vie avec elle et Br… – elle aurait reconnu l’émotion qu’elle devinait sur le visage de son aînée entre mille.
La culpabilité.
— Ne me dis pas que c’est toi qui lui as soufflé cette idée, hoqueta Pepa, estomaquée par l’audace de sa sœur. Et dire que Pepa s’était préparée à descendre au milieu du village comme une tornade, bien déterminée à attraper le pauvre hère qui avait commencé à colporter de nouvelles rumeurs sur son petit frère ! Madre de Dios, Julieta ! Comment as-tu pu ?!
— Comment j’ai pu ? répéta la guérisseuse en lui faisant enfin face, son visage se tordant en un horrible rictus. Comment j’ai pu parler à ma fille de son oncle, alors que son nom est encore écrit sur la porte de sa tour, là où n’importe qui peut le voir ? Alors qu’il est peint sur nos portraits de famille, même si tout le monde détourne le regard ? Mais toi, toi, comment oses-tu me reprocher de faire mon deuil alors que tu es incapable de prononcer son nom ?
Son de-
Son d-
Elle n’était pas sérieusement en train de penser que… que…
Éclaircie, éclaircie, por el amor de Dios, qu’on lui donne une foutue éclaircie.
L’orage avait recédé face à sa panique. A la place, de minces flocons s’étaient mis à tomber au milieu de leur cuisine, couvrant le sol et les plans de travail d’une fine poudreuse. La pâte de Julieta était gâchée mais c’était bien le cadet de ses soucis ; Pepa était trop occupée à lutter contre les tremblements qui s’étaient emparés de son corps. A l’image d’une femme ivre, elle se mit à tituber vers l’arrière.
— Il- Juli, ce n’est pas… Il n’est pas… Il n’est pas mort !
Les yeux de sa sœur s’étaient mis à briller dangereusement. Son ouvrage oublié, elle fit un pas vers Pepa, toute trace de colère envolée. Loin de l’apaiser, cela mit la rousse hors d’elle-même : c’était toujours pareil, n’est-ce pas ?! Sainte Julieta la sauveuse, Notre-Dame de Bon Secours personnifiée, Sainte Julieta qui volait au secours de sa sœur trop agitée, trop émotive pour son propre bien et celui des autres – et déjà, la litanie de Mamá pulsait contre ses tempes, l’enjoignant à se calmer – Pepa, tu te fais des nuages, Pepa, il commence à neiger, Pepa, éclaircie, éclaircie, Pepa…
Pepa dont le frère n’était pas mort.
— Pep… Pepa, ça va aller…
— Tu ne peux pas… Tu ne peux pas croire une chose pareille ! haleta la rousse alors que la neige et la grêle lui battaient le visage, lui arrachant des larmes qu’elle ne pensait plus verser. Tu sais que c’est faux, Juli, c’est forcément faux ! On le saurait s’il était- s’il était m-m- on aurait senti quelque chose et Casita… Casita nous l’aurait dit ! On est des triplés, pour l’amour du ciel !
Julieta l’observait avec un regard dégoulinant de pitié, les mains jointes comme si elle était la putain de Madone en train de regarder le Christ se faire crucifier. Crucifiée, c’était peut-être le mot pour décrire la torture qu’elle ressentait à l’instant, pour donner vie au feu qui avait pris possession de ses nerfs et de son ventre – touchée par les foudres impitoyables du Seigneur, la tour de Babel effondrée sur les dalles de leur cuisine dévastée.
Et Julieta, Beata Sanctissima Julieta, qui lui parlait un langage qu’elle rejetait de toute son âme, qu’elle ne cherchait même pas à comprendre. Elle avait tort, pour une fois dans leur vie, elle ne pouvait qu’avoir tort parce que sinon…
Sinon cela voudrait dire que…
— Pepa, Pep, s’il te plaît… la supplia sa sœur et sa voix lui paraissait frêle et usée tout à coup, émaillée par un chagrin plus profond que le ravin qui avait s’était creusé dans la tour de Br… Pour une fois, pour une fois dans notre vie, est-ce que tu pourrais…
Elle se ravisa – trop tard. Pepa avait déjà entendu ce refrain dans la bouche de sa mère des milliers de fois, les plaintes à propos de la pluie et de la grêle, les heures perdues à tenter de contrôler les tornades qui se formaient à la moindre colère, les cheveux tirés et les litanies d’éclaircie qui ne fonctionnaient jamais comme elle le souhaiterait. La cadette montra les dents, trahie par la remarque à moitié avouée ; elle ne souvenait pas avoir été un jour aussi furieuse de toute sa vie.
Sauf une fois, peut-être.
— JAMAIS, tu m’entends ? cria-t-elle, sans se soucier de qui pourrait l’entendre. Félix, Agustín, leur mère, Encanto tout entier pouvait presser l’oreille contre la porte de Casita qu’elle ne retiendrait plus ses paroles. Il était trop tard pour ravaler sa terreur, pour étouffer sa grêle et les vents qui tourbillonnaient en son sein. Jamais, parce que tu as tort, parce que ça ne peut pas être possible… je le saurais s’il était m-mort, je l’aurais su, il m’aurait dit quelque chose, il n’aurait pas osé…
— Ça fait trois ans, Pep. Trois ans ! sanglota Julieta. Est-ce que tu ne penses pas qu’il est temps d’arrêter de faire semblant ?! Je n’y arrive plus, Pep, je n’arrive plus à faire comme si tout allait bien, comme si j’allais me réveiller.
— Dios mio, Juli, tu as perdu la raison…
Le doux visage de sa jumelle se contorsionna de nouveau en une grimace de rage.
— Ne me parle pas de raison, Pepa ! Notre frère est mort et tu viens dans ma cuisine, tu en parles comme s’il était encore possible qu’il revienne ? Comme s’il était parti faire une course ? Il s’est tué, Pep, il s’est suicidé et il a fait en sorte qu’on ne le retrouve jamais son corps…
— Par pitié, tais-toi…
— Et toi, et toi ! Mais regarde-toi seulement ! Tu es incapable de prononcer son fichu nom mais tu vas te coucher tous les soirs en pensant qu’il reviendra un jour ? Tu arrives à vivre en faisant comme si nous étions toujours des triplés et pas seulement des sœurs ?
— Tais-toi…
— Bruno est mort, Josefa, et tu arrives encore à espérer ?
— TAIS-TOI !
Une volée d’éclairs lui échappa, chacun s’éparpillant aux quatre coins de la pièce. La plupart s’écrasèrent contre les murs, faisant trembler leur Casita de bord en bord. Un manqua Julieta de peu, lui arrachant un glapissement terrifié – le genre de cri qu’elle n’aurait jamais souhaité mettre dans la bouche de sa sœur, au grand jamais. Un autre fit tomber un cadre au loin, dans un fracas de bois et d’ozone. Le dernier partit dans son dos, percuta en zigzaguant la base de leur arbre généalogique de plein fouet. Le bois en sortit noirci, effrité par la violence du choc.
Pendant de longues minutes, les sœurs se dévisagèrent.
Aucune ne prononça le moindre mot.
— Mamá ? Tía Pepa ?
Pepa se tourna brusquement vers l’entrée, son cœur battant à tout rompre contre ses tempes. Dans l’embrasure de la porte se tenait la petite Mirabel, sa joue toujours bleuie par le coup de poing que lui avait asséné Camilo, ses grands yeux papillonnant entre sa mère et sa tante à la vitesse de l’éclair. Elle avait l’air terrorisée et désolée à la fois.
Elle les regardait comme elle avait regardé sa porte se dissoudre, trois ans auparavant.
Comme Pepa avait regardé la porte de son frère s’éteindre.
— Tía ?
Pepa n’y tint plus. Elle cacha sa tête dans ses mains et s’enfuit à toutes jambes de la cuisine, laissant une traînée d’eau froide et amère derrière elle.
Lorsqu’elle se sentait pluvieuse et qu’elle n’avait pas particulièrement le cœur à éponger le sol de Casita, Pepa trouvait refuge au fond du jardin derrière Casita, à la lisière des palmiers qui bordaient la jungle. Elle ne se souvenait plus exactement quand le geste était devenu une habitude – probablement après un énième sermon raté de sa mère, que la matriarche avait ponctué d’un soupir appuyé avant de l’envoyer se promener pour se changer les idées. Elle avait appris à détester l’expression, avec le temps… comme si ses malheurs pouvaient être épongés et remplacés aussi simplement qu’une poignée de fleurs ou une fournée de tortillas ! Comme si ses sentiments n’étaient appréciés que lorsqu’ils étaient utiles !
A l’instant, Pepa Madrigal n’avait pas envie d’être utile. Elle avait envie de secouer sa sœur jusqu’à ce qu’elle en crie, jusqu’à ce qu’elle s’excuse et se love dans ses bras. Elle avait envie de cacher son visage dans les jupes de sa mère et d’y pleurer toutes les larmes de son corps. Elle avait envie de caresser les cheveux de sa nièce, de lui demander pardon de lui avoir fait peur, d’avoir fait hurler sa maman, d’avoir apporté le mauvais temps dans leur maison. Elle avait envie de couvrir le visage de son petit garçon de baisers, de lui répéter qu’elle l’aimait plus que tout au monde et qu’au grand jamais, elle ne l’abandonnerait.
Comme elle avait abandonné B…
Comme il l’avait abandonnée.
Un vague sourire perça le flot de larmes qui lui maculaient le visage. Pepa ne se souvenait peut-être pas de comment ses escapades avaient commencés mais elle se souvenait de comment elles avaient tendance à se terminer. Elle se souvenait d’un capuchon vert sur des boucles noires et d’une bouilloire fermée, remplie d’une tisane au gingembre qui aurait pu réchauffer les morts. Elle se souvenait de vagues répliques, à mi-chemin entre la pique et la plaisanterie, un moyen pour eux de se comprendre. Elle se souvenait d’une main dans ses cheveux, d’une tête se posant sur son épaule, de la chaleur d’un corps familier se blottissant contre elle.
Elle se souvenait de lui avoir chuchoté tu vas être trempé, idiota et à lui de répondre quitte à mettre mamá en colère, autant ne pas faire les choses à moitié. Elle se souvenait avoir ri en écoutant sa voix faussement plaintive et le soleil avait doucement remplacé le crachin qui les avait trempés jusqu’aux os.
Pepa gardait en mémoire une main glissée dans la sienne – fine, étrangement délicate pour celle d’un homme qui manipulait du sable et des morceaux d’émeraude brute à longueur de journée – un bras qui la tirait doucement vers Casita une fois la pluie adoucie. Vers les bras réconfortants de Félix, vers les visages souriants de ses enfants, vers le parfum chaleureux de sa grande sœur.
Elle se souvenait, malgré son désir de l’oublier.
Elle l’aurait reconnu même dans la mort.
— Tu me manques, hermanito, confia-t-elle à la terre qui l’avait vue naître et souffrir. T-tu me manques… t-tellement.
Julieta pouvait bien la juger pour sa prétendue naïveté, crier et pleurer face à son indifférence, s’étrangler sur de la couleuvre qu’elle n’arrivait pas à lui faire avaler mais Pepa… au fond d’elle-même, Pepa savait que sa grande sœur se trompait. Leur frère – leur triplé, le tiers de leur âme – ne pouvait pas être mort. Elle refusait de le croire, refusait de donner corps à cette idée insupportable. Parce que sinon, cela voudrait dire que…
Elle se souvenait du poids sa main dans la sienne. De la forme de son corps avachi contre le sien. Des derniers mots qu’il lui avait soufflés, au milieu de la tourmente de cette terrible soirée.
Je reviens, Pep.
Pepa cacha son visage dans les plis de sa robe, indifférente à la vague d’eau glaciale qui lui fouetta les cheveux. Son frère était peut-être un lâche, un déserteur, un oiseau de mauvais augure – mais si elle pouvait être sûre d’une chose, c’était qu’il n’était pas un menteur.
— Je t’attends, Bruno. Je t’attends.
Derrière les murs de la cuisine des Madrigal, à l’insu de presque tous les occupants de la maison, une nouvelle fissure s’était formée.