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Nous sommes tes Grands-Parents,
Les Grands !
Couverts des froides sueurs
De la lune et des verdures.
Nos vins secs avaient du coeur !
Au soleil sans imposture
Que faut-il à l'homme ? boire.
Moi - Mourir aux fleuves barbares.
Là d’où il vient, le soir avait des couleurs chaudes.
C’est peut-être cela qui lui manque le plus, à lui qui marche sur la terre et les brindilles cassées du Purgatoire depuis trop longtemps : cette douceur qui vient dans les moments qui accompagnent les couchers de soleil sur l’eau, ces instants où le ciel n’est plus définissable mais se transforme en une toile bariolée et informe, faite d’orange, de rose et du marine de la nuit. S’il était artiste ou poète, peut-être qu’il prendrait le temps qu’il peut s’accorder à retracer ces paysages immortels sur des écorces, des racines qui ne demandent qu’à être effleurées – hélas, la seule couleur qui arrive à détonner sur cette lande infinie est le noir du sang qu’on arrache aux entrailles de ses adversaires.
Ce n’est pas quelque chose dont on manque ici-bas, cela dit.
C’est trop doux pour être l’Enfer, trop terne pour être le Paradis ou même trop vivant pour être ce qui pourrait ressembler aux limbes – il y a toujours ce même genre de pensée qui bruisse parmi les monstres qui parviennent à ne pas s’entredéchirer pendant quelques jours, cette connivence qui aime plaindre les survivants avec un peu de réluctance, qui aime à dire qu’ils sont les plus mal lotis dans la fichue trinité sainte des lieux où passer son après-vie.
Benny s’est retrouvé d’accord, plus par principe qu’autre chose. Il n’a pas besoin de goûter aux douceurs du Paradis ou aux tortures de l’Enfer pour manquer de l’amertume de la Terre, de ses couchers de soleil et de ses couleurs trop vives, de ses paysages si différents des rangées d’arbres sans fin, baignés tous les soirs dans le même blanc lunaire.
Ce soir est différent, toutefois ; il se surprend à souhaiter de la couleur pour marquer l’aube aussi glorieuse que morne qui vient de leur apporter une rumeur dans les sous-bois. Il se surprend à souhaite une autre lumière car sûrement, une telle nouvelle mérite célébration, un rayon de soleil inexistant
« Il paraît… » râle la chose qu’il a acculée sous lui, sa lame perçant la pomme d’Adam comme une cible peinte. Du sang noirci coule sur la chair découverte, sur le tranchant du fil, le même que Benny recueille du bout de la langue, cherchant un goût différent de celui de la rouille sur la langue.
Une quête vaine évidemment, same old, same old Purgatory, sa lumière fade et ses festins qui empestent la charogne. La différence est une rareté millénaire qu’il faut s’empresser de recueillir.
Ils chantent tout de même, les murmures dans le feuillage mollement grisâtre du Purgatoire, ce bleu qui n’est jamais d’acier mais a tout du métal, son goût comme sa froideur ; il chante, le berceau mortel dont ils sont tous issus, cette pâle copie de l’Eden que les hommes n’ont jamais connu, il chante une chanson délicieuse qui résonne comme un cantique résonnerait au milieu d’une gigantesque église.
Une délivrance, presque, un frisson sacré qui rebondit comme un rai de lumière sur la surface polie de la terre, qui se propage comme un feu – peut-être en est-ce un, un feu qui éclairerait cet éternel paysage morne et tiède, un feu qui flamberait quiconque aura l’idée de s’en approcher sans se méfier.
Un cri, au milieu des éternels bruissements qui marquent les délivrances comme les repas.
« Il y a un humain qui marche parmi nous. »
Benny tranche la gorge qui vient de déposer ce secret grandiose dans son oreille et sourit à la lumière affadie de la lune inexistante.
Il n’est pas difficile à trouver, l’être qui marche sur la terre brûlée du Purgatoire, celui dont le cœur humain bat encore dans sa poitrine dans un lieu où être l’un ou l’autre est impossible, le paradoxe qui se comporte comme le meilleur des monstres qui aurait foulé la terre ici-bas ; il vient presque danser au milieu de sa paume, à peine arrivé et déjà couvert de sang et de poussière, dents découvertes et un couteau à la main. Benny congratule presque le vide qui l’accompagne ; ici, ce sont ceux qui se salissent qui parviennent à survivre.
Le sang s’est perpétuellement glissé sous ses ongles, un maquillage qu’il porte comme on porterait un trophée. La beauté côtoie la crasse de trop près dans la fange qui tapisse leur enfer ; pour les amateurs de ce genre de cosmétiques, il n’est pas rare de trouver la dureté éthérée des diamants dans la laideur du charbon qui les recouvre.
Benny a pour principe d’éventrer d’abord et de se peindre les lèvres en rouge ensuite pour assouvir une envie inexplicable qui tiendrait peut-être de la coquetterie si un tel mot avait lieu d’exister. Une frivolité, sans doute, mais il est déjà mort depuis longtemps, a expié pour ses péchés et tout ce qui s’ensuit – quand pourrait-il se permettre ce genre de frasques que les arbres identiques du Purgatoire sont les seuls à avoir vues ?
L’humain est différent, beau à sa manière ; autant que peuvent l’être les hommes, Benny suppose. C’est l’éphémère qui le fait presque saliver, la pulsion de ce cœur qui bat sur les veines du cou pâle, à peine discernables dans les replis de la veste ou même sous la crasse et le sang séché. C’est le regard assuré et précis qui se pose sur lui, celui qui calcule combien de temps il pourrait mettre pour le tuer qui lui arrache une furieuse envie de tester sa propre chance, de se montrer digne en un sens.
Oh, se couvrir de sang et se mettre à genoux, parodier une allégeance qui ne serait éternelle qu’ici-bas – une image sauvage, sans doute, mais qui résonne avec une justice devant le chemin sanglant que tracera leur sauveur. Quelle amertume de savoir que de tous les hommes qui auraient pu fouler le sol vierge du Purgatoire, c’est ce Messie là qu’on leur envoie, baptisé dans l’huile qui sert à graisser les flingues et du sang sur la machette, doté du regard d’un tueur et de l’incapacité de sauver ses adorateurs sans les tuer d’abord.
L’ironie a une saveur douce pour être réelle.
Il s’appelle Dean, l’erreur humaine qui le trouve au milieu de cadavres.
C’est un nom honnête dans un terreau de traîtres, un nom saint au royaume des pécheurs ; Benny ignore s’il doit haïr ou aimer cette dichotomie qui tranche la frontière grise entre allié et ennemi, l’espace d’un instant, d’une nuit, du monde qui se dresse entre eux sans le faire. La menace est tangible, pourtant, et il convient d’échapper encore une fois aux monstres qui se liguent contre quiconque voudra préserver le déséquilibre. Quand chasseur et proie s’allient et naviguent si étroitement au bord du gouffre de l’humanité, la lune perd de sa pâleur et rien n’est moins sûr. Ce dont il est certain, c’est que l’humain court vite et qu’il veut sortir d’ici.
Cela ressemblerait à de la séduction s’ils n’étaient pas aussi désespérés de respirer enfin, hors de l’air suffoquant et à jamais immobile du Purgatoire. Cela ressemblerait à une danse qu’ils ne sont pas prêts d’entamer, une chasse sans but entre leurs mains méfiantes et leurs dents à découvert – il le faut, pourtant, car l’Eden des monstres rage de savoir un humain en son ventre et les enfants d’Eve pardonnent mal les trahisons odieuses. Étranges qualités que celles des menteurs.
Ils s’élancent dans les sous-bois, les mains tendues vers l’aveugle et incapables de se retourner, en quête de la montagne.
C’est peut-être ainsi que naissent les plus beaux départs.
Ils parlent, entre deux courses effrénées, entre deux attaques qui manquent de leur arracher la tête, entre deux répits pris au milieu de l’eau sale et de la terre ferme du Purgatoire. C’est rare au début, la méfiance les rend économe, mais le silence est parfois plus violent que des crocs plantés dans un cœur alors il se comble sans chagrin.
Deux inspirations et ils sont déjà liés, plus par la force des choses que n’importe quoi d’autre. Deux inspirations et l’histoire meuble déjà le terreau fertile, creuse son lit dans l’air qui résonne entre eux comme une rivière insidieuse.
La terre et l’eau à l’œuvre au pays des morts – étrange comme les choses terribles viennent souvent par paires.
L’humain parle et Benny écoute, plutôt – ses propres histoires ont tari leur cours depuis longtemps et il n’y a pas grand-chose dont il ne se souvienne qui n’implique pas de tuer d’autres monstres pour se repaître de leur sang, un cliché profondément éculé, même pour un vampire. L’homme, par contre, a d’autres histoires qui mettraient le plus grand conteur du Purgatoire sur les genoux : il parle d’un frère, d’une femme, d’un homme qu’il cherche dans cet amas d’arbres sans fin, d’une femme encore, d’amis tombés au combat et d’une mère en robe blanche, quand le moment s’attarde sur des notes mélancoliques. Il apprend des noms à Benny – il en oublie une partie dans la mêlée ; l’histoire est sacrément longue, pour sa défense, et les intrigues s’enchaînent dans une cacophonie étrange.
Il apprend « Sam », étriqué et brusque, une caresse dans le sens contraire du poil et il entend « Sang » ; il apprend « Castiel », dur et éclatant, le ‘s’ butant contre le ‘t’ comme un diamant projeté contre un mur et il entend « Loyauté » ; il apprend « Lisa », vibrant et chaud et infiniment mélancolique et il entend « Douleur » étouffé dans les murmures éreintés qui lui viennent à l’oreille. Il n’a plus de noms à donner, Benny, aucun autre que le sien et pas d’histoire grandiose à raconter, rien qui ne tienne la chandelle face à l’Apocalypse, l’Enfer ou les Léviathans, face à des histoires de famille qui semblent ramener à un simple hobby le fait de défier l’ordre des choses.
Sa propre famille l’a tué ; une histoire qui reste ordinaire, même chez les monstres. Il se garde de s’en vanter.
Mais l’homme se tait, de temps à autres, et Benny parle alors.
Quand vient son tour, il parle des couleurs qui lui restent en mémoire et du vague souvenir de la mer au milieu d’un orage, après la pluie, au petit matin, l’odeur du sel et la fraîcheur du vent. L’homme lui avoue qu’il a rarement vu la mer, plus souvent sur des images ou dans ces choses étranges qu’il appelle « films » que dans la réalité.
Un scandale, réellement, qui se joue dans ces bois sans fin – celui d’un homme qui a contemplé l’abîme et a été incapable d’y trouver la moindre once de beauté.
Pour autant, l’humain n’est pas réfractaire à la beauté, celle qui se cache dans les entrailles de vos adversaires, celle qui se délie dans la monotonie des arbres, celle qui se terre comme un ennemi dans le silence traître du Purgatoire. Il n’est pas étranger à la Soif et c’est une surprise comme cela n’en est pas vraiment une, un partage de plus que le silence leur offre à chaque fois que Benny plante ses crocs dans une carcasse sous un regard vert et acéré.
La plupart du temps, ils halètent et ils grognent, empêtrés dans le sang de leurs ennemis, empêtrés dans leurs propres souvenirs de la terre et de l’eau, du retour à un temps où la couleur existait encore ; dans les souvenirs d’étreinte et de chaleur qui n’ont plus aucun sens désormais. La plupart du temps, ils sont trop perdus en eux-mêmes pour chercher des amarres dans les paroles de l’autre.
La plupart du temps, ils supportent le silence.
La plupart du temps, cela suffit.
La nuit n’existe pas ou existe perpétuellement au Purgatoire. Ils courent pendant des siècles, la soif de répandre le sang sur leurs talons et chaque jour que Dieu fait ici les tenaille davantage, se presse contre leurs ventres avec fracas ; la Soif toujours qui les harasse malgré leur inexorable satiété. Le monde les a déjà oubliés et le piège de l’oubli se referme sur leurs silhouettes, fantômes errants à travers les mêmes paysages, des tueurs de lumière qui ne laissent rien d’autre qu’un chemin sanglant et une légende derrière eux.
Bientôt, ils ne seront plus que des ruines et les murmures qui lissent les feuilles mortes se chargeront de graver leurs épitaphes.
« Il paraît que l’humanité a tendu la main à un monstre ici-bas. »
« Il paraît que le monstre ne l’a pas arrachée. »
Ah, ah, que d’aberrations dans une contrée jonchée d’erreurs.
Il a hâte de quitter ces rivages sans mer sur lesquels il erre depuis trop longtemps mais l’humain le retient encore dans leur prison sans mur, pose une main sur son épaule dans un geste presque fraternel et admet à voix basse à la lumière de la lune qu’il a laissé quelque chose ici, quelqu’un qui lui est impossible de laisser en arrière. Il cache l’émotion sous d’autres mots, des excuses comme « un ami, un frère d’armes » et l’appel du combat mais Benny entend « Cas » sous les murmures et se dit en lui-même que c’est un mot que l’humanité ne lui a jamais appris.
« Cas » a un poids différent, intime presque, comme un secret qui se terrerait avec fureur dans une simple syllabe, dans ces trois lettres curieusement emmêlées. Benny entend « Cas » et ne sait pas quoi en penser. C’est rare et étrange, ce genre de jalousie, ces cachotteries oppressantes ; peut-être beau, autant que peuvent l’être ce genre d’émotions au milieu de ce champ de bataille mort, au milieu d’un endroit qui leur a toujours refusé le secret (ici, même la couleur de tes entrailles est connue de tous tôt ou tard). C’est douloureux, aussi, et pas seulement à cause du manque, de l’homme invisible qui marche à leur côté sans parler – il y a une blessure secrète dans ce non-partage, une faille qui n’appartient qu’aux hommes. Il ignore s’il doit la regretter ou non.
Si Benny a un jour connu le sentiment qui se terre derrière ce mot, il l’a oublié aujourd’hui.
Cela prend des jours et un peu de torture dans le désert des cous tranchés pour que les murmures décident de répondre à leur appel, pour que les voix de leurs assaillants se transforment de « Je ne sais rien » à « En amont, suis le ruisseau jusqu’à la clairière et tu trouveras ». Le désert n’est pas si abstrait si on en juge par l’attention qui se lit sur le visage de l’homme qui boit l’information comme un pèlerin égaré, juste avant de s’étaler du sang sur ses lèvres craquelées.
Un Messie et un monstre perdus dans un désert, à la recherche de réponses ou d’un pouvoir plus grand que le leur – cela ressemblerait presque à un mauvais cliché, en fin de compte.
Peut-être est l’excitation ou l’ennui, le désir d’en finir au plus vite ou de tenter la chance qui leur fait défaut jusqu’ici car il demande une énième fois ce que l’homme cherche au milieu des monstres sans gorges et des feuilles mortes, au milieu d’un désert que l’humanité n’a jamais foulé. Il n’attend pas de réponse différente de toutes celles qu’il a reçues jusqu’ici ; son interlocuteur hausse les épaules brutalement et répond avec la voix rauque des assoiffés :
« Un ami. »
Benny entend « Moi-même » dans les consonnes.
Il retient ses questions comme un pêcheur retient ses poissons.
Ils marchent encore trois jours et pour la première fois depuis qu’ils ont baissé leurs armes, le silence les guide au lieu de les enfermer.
Peut-être que le Jugement est proche ; peut-être que la fin viendra plus tôt qu’on ne le croit.
Ils trouvent l’ange au matin du troisième jour, les mains enfoncées dans l’eau et la terre et le sourire qui se dessine sur le visage de l’homme amène à lui seul le soleil dans une contrée qui n’a jamais été touchée par les étoiles.
Benny se dit, en les regardant s’enlacer : « Je crois que j’ai trouvé ma réponse. »