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I have called you children, I have called you son
What is there to answer if I'm the only one?
(for the widows in paradise, for the fatherless in ypsilanti | sufjan stevens)
Les lunettes de Mirabel étaient encore posées de travers.
— Mirabel, la gronda Alma en faisant claquer la langue contre son palais. Parfois, elle se demandait comment sa plus jeune petite-fille (enfin, pour l’instant) faisait pour avoir toujours l’air d’être sortie en catastrophe d’un placard ou d’un buisson ; une vilaine habitude qu’elle avait sans doute hérité de son père. Julieta n’avait jamais eu l’air impeccable mais même couverte de farine et de tomates écrasées, il s’était toujours dégagé de son aînée une élégance subtile qui n’avait jamais manqué de charmer quiconque la regardait un peu trop longtemps. Tes lunettes, mija.
L’interpellée rougit et redressa ses lunettes sur son nez. Reprit la pose au bout de leur table, un sourire un peu crispé déformant ses lèvres alors que Casita s’affairait à préparer leur appareil photographique pour immortaliser ce moment. Le haut de sa robe, qui avait sans doute été d’un turquoise éclatant le matin même, était taché de jus de papaye.
Alma soupira d’impatience. Cela ferait l’affaire.
— Bueño, bueño, je compte jusqu’à trois… Un, dos, très…
— La Familia Madrigal ! s’écria Mirabel alors que les volets qui entouraient leur salle à manger se mirent à claquer et à tambouriner contre les murs, comme pour simuler des claquements de mains. Les cris de joie et félicitations se mêlèrent bien assez tôt à la cacophonie de la maison alors que dix petites flammes se mirent à vaciller, bientôt éteintes dans la liesse générale.
Sous les applaudissements enjoués de leur famille tout entière, Mirabel Madrigal souffla les bougies de son dixième anniversaire.
Alma sentit la tension qui avait creusé son dos toute la journée se relâcher.
Ils étaient en petit comité, ce soir-là, uniquement sa famille rassemblée autour d’un délicieux repas vespéral préparé par les soins de Julieta, Félix et Luisa. Un véritable petit festin avait été placé sur leurs comptoirs, des cadeaux emballés dans du papier coloré trônaient sur la table de la cuisine, prêts à être ouverts par la reine de la fête, et la soirée finirait sans doute en musique si on en jugeait par le placement du piano dans le patio. Les Madrigal étaient une famille qui aimait la danse ; Pepa la première trouvait le moindre prétexte pour ouvrir le bal et entraîner son mari pour quelques pas de Merengue tandis que les plus jeunes s’amusaient à piétiner le sol autour du couple. Même enceinte de plus de six mois – et quelle surprise que ce bébé-là ! – elle tapait déjà des mains en rythme alors que les parts de gâteau étaient distribuées, un arc-en-ciel fleurissant telle un bourgeon au printemps au-dessus de sa tête. A ses côtés, Félix sifflotait « Féliz cumpleaños » avec entrain, ses yeux noirs transis d’amour dévorant le visage radieux de sa femme.
Alma se fendit d’un petit sourire attendri devant le spectacle alors que tout. Elle se souvenait de ce regard comme si c’était hier – Pedro avait eu le même lorsqu’il l’avait aperçue remontant l’allée de la petite église dans laquelle ils avaient prononcés leurs vœux de mariage, sa chandelle à la main et les paumes rendues moites par le trac.
Inconsciemment, ses mains se resserrèrent sur son assiette, comme pour chercher le réconfort de la chandelle. L’étau qui avait relâché sa gorge quelques instants auparavant se referma de nouveau sur son cœur, implacable, tandis que ses yeux tombaient sur la table encombrée de nourriture. Les bougies mortes avaient été enlevées du gâteau et gisaient sur le bois, oubliées au milieu du tourbillon d’allégresse et des embrassades qui fusaient dans tous les coins. Pendant un instant, une image fugace lui traversa l’esprit : celle d’une autre flamme vacillant au milieu d’un silence de mort, s’éteignant presque alors que le regard embué de larmes d’une fillette de cinq ans se tournait vers elle, demandant d’elle des réponses qu’Alma n’avait jamais pu trouver.
Face à elle, séparé par la longueur d’une table et cinq ans de silences, le même regard embué se tourna brusquement vers elle. Hésitant.
Hanté.
La lumière tombante du soleil frappa le métal vert qui entourait ces yeux et le temps d’une seconde, Alma sentit le poids d’un autre regard, lancé cinq ans plus tôt à travers l’embrasure d’une porte, se poser sur son âme.
Le goût de la crème fraîche et des fruits se transforma en cendres sur sa langue et celle-ci repoussa son assiette encore pleine dans un grand cliquetis de porcelaine. Simultanément, une douzaine de paires d’yeux se braquèrent sur elle, troublés, perçants, exigeant des réponses qu’elle ne souhaitait pas leur donner. Le bruit des applaudissements et des embrassades s’était éteint pour laisser place au silence de plomb qui semblait accompagner chacun de ses pas depuis cette nuit funeste de mars, cinq ans plus tôt ; le temps d’un battement de cœur, les Madrigal retinrent leur souffle, attendant la bénédiction de leur matriarche pour continuer la fête.
Ou sa condamnation.
Alma se sentit étrangement lasse, tout à coup.
— Perdonamé, s’excusa la grand-mère en rendant à sa famille un sourire aussi placide que faux, ses mains glissant sous la table pour masquer leur tremblement. Je crois que j’ai un peu trop forcé sur le gâteau, ce soir… Vamos, vamos, finissons de manger. Mirabel, il te reste encore des cadeaux à ouvrir, mija.
Comme s’élevant d’un piano mal accordé, le chœur des félicitations et des vœux reprit, entourant Mirabel, telle une auréole musicale. Le brouhaha semblait plus ténu, diffus, couvert par une chape d’hésitation et de doute. A l’autre bout de la pièce, ses bras noués comme des écharpes autour des épaules de sa plus jeune fille, Julieta avait pincé les lèvres jusqu’à ce qu’elles ne deviennent qu’une ligne fine, tremblante et Alma savait ce que sa fille aînée devait penser.
Mamá, por favor, je ne t’ai jamais rien demandé, est-ce que tu peux s’il te plaît…
Personne ne la retint lorsqu’elle se leva à la fin de la distribution de cadeaux, s’éclipsant de la fête avec un sourire discret mais solide. Personne ne commenta non plus le morceau de gâteau intouché qui trônait à la tête de leur table. Alma n’aurait su dire si c’était la peur de faire une scène au milieu d’un repas d’anniversaire qui retenait sa famille ou si leur retenue était due aux larmes qui avaient perlé au coin des yeux de sa petite-fille lorsqu’elle s’était levée de table.
Avant de quitter l’ambiance chaleureuse de la cuisine, elle remarqua que les lunettes de Mirabel étaient de nouveau en biais sur son nez.
Cela lui allait bien.
Contrairement à ce que tout le monde semblait penser depuis cinq ans – ils n’oseraient jamais le dire devant elle mais leur opinion suintait par toute la terracotta qui avait formé Casita – Alma ne détestait pas sa petite-fille. Elle ne détestait aucun de ses petits-enfants, d’ailleurs : la venue au monde de chacun d’entre eux lui avait procuré un bonheur sans égal, un témoignage que leur famille prospérait malgré les épreuves et les dangers qu’ils avaient dû traverser, qu’elle serait toujours bercée dans la certitude qu’ils seraient en sécurité et ne manqueraient jamais de rien. Voir ses propres filles (maintenant si grandes, bientôt en âge d’être grand-mères à leur tour) devenir mères avait brisé son cœur avant de le recoller en l’enrobant d’un amour tout particulier, moins à vif mais non moins intense. De petits pieds avaient foulé de nouveau les dalles de Casita, des rires d’enfants avaient rejoint ceux des adultes et la Familia Madrigal avait brillé de mille feux, bénis par l’abondance et la prospérité de leur chandelle.
Et puis…
La main d’Alma vagabonda sur le mur juste à côté de la porte de Luisa, s’arrêta sur le coin qui bordait l’étage des filles de Julieta. A l’endroit même où une embrasure dorée aurait dû se tenir, affichant fièrement le nom MIRABEL et le visage jovial de sa petite-fille, bordé par ses lunettes de travers et ses boucles noires. Là où sa vie s’était presque arrêtée une seconde fois, quelques années auparavant. Elle se souvenait avec douleur du silence glacé qui avait accompagné le chuintement de la porte se résorbant dans les murs de Casita, de la flamme qui avait vacillé dangereusement le temps d’un souffle et pendant ce battement de cœur, elle s’était revue au pied de la rivière, ses nouveau-nés pressés tellement fort contre sa poitrine qu’ils auraient pu se noyer de nouveau dans sa chair et le sang de leur père tachant l’ourlet de jupe.
Elle avait revu les yeux écarquillés de Pedro, ses larmes et sa terreur baignés par la flamme tremblotante de leur chandelle maritale. Elle avait senti ses mains quitter sa taille, presser une dernière caresse contre sa joue avant de ne plus jamais la toucher. Elle avait entendu ses dernières paroles sans comprendre, figée telle la femme de Lot devant la destruction de Sodome, alors qu’il courait en arrière, ses bras levés en un signe de reddition, vers sa propre mort – vers la ruine de tous leurs rêves.
Et puis…
Les pleurs timorés d’une petite-fille l’avaient ramenée au vertige du présent, devant les murs nus et impassibles de Casita. Le souvenir de son mari s’était dissipé en même temps que la porte, ne laissant derrière que la face ronde et juvénile de la petite Mirabel, ses mains tendus vers elle comme pour lui réclamer un câlin, une protection, la promesse que quoiqu’il arrive, tout irait bien, sh, sh, estamos bien.
Mais la terreur qui avait pris vie dans ce regard…
Ne regarde pas, Alma.
Alma n’avait pas pu. Elle s’était détournée avec stupeur, protégeant la flamme crachotante de la chandelle entre ses doigts fébriles, ses yeux aveugles cherchant le fantôme de son époux parmi la foule effrayée qui avait envahi sa maison. Son cœur s’était étouffé dans sa gorge, son esprit embrumé lui hurlait de trouver Pedro et les enfants, de partir sans plus attendre, la maison allait s’effondrer, la magie s’éteindre, vite, vite, VITE.
Mais Pedro n’était pas à ses côtés, évidemment – il y avait bien longtemps que Pedro n’était plus qu’un portait affiché dans l’escalier, un souvenir dont elle racontait l’histoire avec amertume, un fantôme qu’elle croisait parfois furtivement dans les yeux de…
Ses doigts se crispèrent sur le mur. A côté du pan sur lequel la porte de Mirabel avait jadis brillé, juste quelque pas plus loin, se tenaient un perron et une volée de marches. Elle n’avait pas osé y mettre les pieds depuis cinq ans.
Le reste de cette soirée s’était fait sans elle, comme toutes les autres soirées des anniversaires de Mirabel depuis ce jour fatidique. Elle pouvait déjà entendre les soupirs et les reproches que son aînée lui assènerait le lendemain, à moitié drapés dans son désir sincère de la voir sourire autant qu’elle souriait lors des anniversaires d’Isabela et Luisa, dans sa volonté mourante de les voir rassemblés comme autrefois. Et même si elle souhaitait plus que tout se faire comprendre de sa famille, Alma savait au fond d’elle-même qu’elle ne pouvait pas en vouloir à Julieta.
Pas lorsqu’elle revoyait la terreur qui avait habité ses yeux, cinq ans plus tôt, lorsqu’elle dans son dos pour se ruer sur sa benjamine, la couvrant de baisers et de questions urgentes (Mira, querida, es-tu blessée ? Dis à Mamá où ça fait mal, tesoro…) tandis que Félix et Pepa avaient pris le parti de renvoyer leurs invités chez eux, à grand renforts d’excuses à peine pensées et de volées de grêle. Elle ne se souvenait plus de qui avait calmé la crise de larmes de Luisa ou de qui s’était occupé d’emmener le reste des enfants, confus et inquiets, dans la chambre de Dolores, là où les murs imperméables pouvaient les protéger de l’agitation de la foule et de la détresse des autres adultes.
Elle se souvenait juste d’avoir erré comme une âme à la dérive, son cœur appelant le fantôme de son époux de toutes ses forces au milieu de la cohue qui se pressait hors de leur maison, jusqu’à ce qu’une main se pose sur son coude et qu’une voix douce la sorte de sa torpeur.
Mamá, Mamá, tout va bien ?
Au milieu de ses souvenirs, un regard vert s’était plongé dans le sien, encore embrumé par les larmes, et l’avait rappelée au présent.
Le même regard qui la toisait, à quelques marches d’elles.
(Si on lui avait demandé, elle aurait répondu que la porte que Casita avait donnée à son fils était un mensonge. Que ses traits étaient doux, sa moue davantage mélancolique que terrible, qu’il n’avait rien du prophète menaçant qui avait pris vie sur le bois. Que la vie l’avait peut-être meurtri mais n’avait jamais effacé la tendresse des sourires qu’il réservait à ses nièces et à son neveu. Qu’il avait essayé d’être brave, comme son père, avant de se détourner d’elle – et elle lui en voulait pour ça.)
(Si on lui avait demandé, elle aurait répondu qu’elle en voulait encore plus à Casita pour n’avoir jamais voulu lui donner une autre image de son fils.)
— Arrête ça, siffla-t-elle vers le perron déserté. Sous elle, les tuiles de Casita frémirent imperceptiblement – pour la gronder, la consoler, la tirer en arrière, vers les éclats de voix et les embrassades de la cuisine. Vers les lunettes de travers de Mirabel, les soupirs de Julieta qui cachaient mal son affection, le portrait de son mari, la chaleur et l’amour qui gardaient la lumière de leur miracle vivante.
Alors pourquoi…
Alma se détourna brusquement du mur vide, incapable de supporter davantage son silence, et se hâta vers sa propre chambre, ses mains se tordant sur le vide qui se tenait devant elle.
Le regard mort de Bruno pesa sur sa nuque jusqu’à ce que sa porte claque.
Comme tous les soirs, la chandelle l’attendait, posée sur le rebord de sa fenêtre.
Alma frôlait pensivement le manche en cire du bout des doigts, traçant d’un air absent les motifs que la magie y avait gravés. Son vieux rosaire se tenait dans son autre main, prêt à être égrainé toute la nuit durant, tandis que ses yeux se perdaient sur le spectacle que sa famille lui offrait involontairement.
En effet, dans la cour intérieure de leur Casita, le reste des Madrigal s’affairait pour offrir à Mirabel une fin d’anniversaire digne de ce nom. Les pétales colorés d’Isabela tournoyaient dans l’air, embaumant le soir d’un parfum chatoyant. Assis derrière le piano qui avait été déplacé pour l’occasion, Agustín avait commencé à jouer quelques notes tandis que Pepa, Félix et Camilo avaient noué leurs mains autour de celle de la benjamine pour l’entraîner dans une ronde hilare. Julieta s’amusait à faire tournoyer Dolores autour d’elle comme si elle était une jeune mariée, faisant virevolter son jupon avec grâce, tandis qu’Isabela montrait de nouveaux pas de danse à sa jeune sœur. Du haut de sa chambre, Alma pouvait laisser son regard s’attarder à loisir sur chacun des membres de sa famille, une bouffée d’amour lui enserrant la gorge à chaque rire qu’elle entendait, à chaque explosion de couleurs qu’elle voyait.
Elle caressa, comme chaque année, l’idée de lâcher son châle et de descendre rejoindre leurs danses. Ses lèvres brûlaient des excuses qu’elle mourait d’envie de chuchoter dans les cheveux de sa petite-fille, ses pieds du désir de danser avec ses petits-enfants et son beau-fils. Elle savait que Julieta l’accueillerait avec une étreinte, Pepa avec un sourire – et pendant un moment béni, son cœur s’ébrouerait de tout son chagrin, comme une bête ankylosée par le froid d’une longue nuit.
Un regard vers la flamme de chandelle l’en dissuada.
Alma connaissait sa vallée mieux que personne. Elle savait que la lumière de cette petite flamme se voyait de loin, du bout du village si on savait où la chercher – et chaque habitant de l’Encanto le savait, pouvait se coucher l’âme en paix et les rêves illuminés par le feu de leur miracle. Elle savait que quiconque emprunterait la route pour mener à la Casita Madrigal pourrait se guider à sa lueur, qu’elle brillerait plus fort que le soleil pour chaque voyageur qui souhaiterait un jour les trouver. C’était la même flamme qui les les avait gardés debout, Pedro et elle, lorsqu’ils s’étaient enfuit de leur maison malgré la fatigue, l’humidité de la rivière, les dangers de la jungle. C’était la même flamme qui l’avait gardée tremblante et hagarde, cinq ans plus tôt, alors qu’elle attendait une réponse que personne n’avait souhaité lui donner.
C’était ce qui la tiendrait éveillée, toute cette nuit durant.
Mirabel était trop jeune, trop dévastée par la perte de sa porte pour se rappeler d’autre chose que des larmes et de la honte. Pepa et Julieta n’avaient pas été là, trop occupées à calmer les pleurs des enfants effrayés, à amortir la chute de leur cérémonie avortée.
Mais Alma se souvenait.
— J’ai besoin que tu regardes, mijo, lui avait-elle demandé ce soir-là, ses yeux rivés sur la flamme vacillante de la chandelle. Je ne comprends pas ce qui s’est passé avec Mirabel, avec la magie, Casita… je, j’ai besoin de savoir, d’être sûre, d’être prête à ce que l’avenir nous réserve…
— Mamá, ce n’est pas une bonne idée, avait-il répondu, sa main toujours posée sur son bras mais sa voix déjà lointaine, si loin d’elle. Tu sais ce que mes visions font, tu sais à quel point elles… Mamá, je t’en prie, et si la vision n’est pas ce que tu attends, et si Mirabel…
Elle se souvenait de la rage qui l’avait enveloppée, aussi brûlante que sa peur avait été froide.
— Tu me demandes encore du temps ? Alors que notre famille est peut-être en danger ?! Je ne t’ai jamais rien demandé, Pedro, alors pour une fois dans ta vie, est-ce que ça te tuerait de faire ce que je te demande ?!
Elle se souvenait du silence. D’avoir regardé son fils – son fils qui avait quatorze ans de plus que son père, son fils et le gris qui perlait dans ses cheveux noirs, son fils et les rides qui commençaient à lui plisser le front, son fils qui lui semblait plus vieux qu’elle-même, consumé par le temps qui lui avait été alloué – comme si elle ne l’avait jamais vu et d’avoir senti les regrets de toute une vie la priver du peu de souffle qui lui restait.
— Bruno, je… avait-elle bégayé.
— Ça va, Mamá. Je comprends. Tout ira bien.
(J’espère juste que ça en vaudra la peine, l’avait-elle entendu alors qu’il lui tournait le dos. Souvent, elle s’était demandé s’il l’avait fait exprès. S’il avait su, de quelque façon, que ce seraient les derniers mots qu’elle aurait de lui.)
Elle se souvenait du dernier regard que Bruno lui avait lancé, à travers l’embrasure de sa porte. Le même regard que Pedro lui avait lancé, juste avant de l’embrasser pour la dernière fois et de traverser la rivière.
Avant de regarder la mort.
Ne regarde pas, Alma.
Tout ira bien, Mamá.
Alma pressa ses lèvres contre son chapelet, incapable de retenir les sanglots sans larmes qui lui rongeaient le corps. Elle ne détestait pas sa petite-fille – que du contraire – mais elle haïssait fébrilement les souvenirs qui la saisissaient à chaque fois que le soir de son anniversaire tombait, à chaque fois qu’elle longeait ce mur sans porte et qu’elle croisait le regard insoutenable de son fils gravé sur le bois, la jugeant pour chaque erreur qu’elle avait commise. Elle détestait regarder la joie de sa famille mourir depuis le haut de sa fenêtre et vivre avec le fait qu’elle ne serait plus jamais capable de la partager – pas alors qu’elle vivait avec le souvenir d’avoir perdu son fils, à peine cinq ans plus tôt.
Pas alors que ses regrets hantaient chacun de ses souffles, chacune des prières qu’elle lançait à la fenêtre en espérant voir une silhouette familière remonter le chemin qui menait à Casita.
— Reviens à la maison, mijo, souffla-t-elle en faisant rouler une graine de son chapelet entre ses doigts gourds. Peu importe où tu es, peu importe ce que tu as vu… si tu arrives à m’entendre là où tu es… por favor, rentre à la maison.
Sous ses pieds, les dalles de Casita tremblèrent avec tendresse. Un encouragement, peut-être.
Ou un espoir.
Alma lui rendit un sourire plein de gratitude et commença à prier son chapelet, ses yeux toujours rivés vers le lointain guettant le moindre mouvement. Le moindre signe d’un regard vert qui se tournerait vers leur Casita – vers la lumière de sa fenêtre.
La nuit serait longue jusqu’au matin.
I did everything for you,
I did everything for you