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[ficlet] Encanto: l'âge de raison
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Il avait suffi d’une question.
— Mamá, pourquoi il y a un prénom dessiné sur la porte du grenier ?
Julieta rattrapa le juron qui faillit lui échapper des lèvres en même temps que la cruche de lait qu’elle tenait dans ses mains. Il n’y avait rien à faire pour sauver le liquide qui s’était déjà éparpillé sur les dalles en terre cuite de son plan de travail ; une grande inspiration se chargea de repousser la pique de frustration qui lui perça le cœur. Elle tordit le bout de son tablier taché et épongea le désastre du mieux qu’elle put, tout en jetant un coup d’œil en coin à sa fille qui l’observait depuis l’embrasure de la porte.
— La porte du grenier, corazón ? répéta-t-elle, creusant sa cervelle pour déterminer de quoi sa benjamine pouvait bien vouloir parler. Aux dernières nouvelles, la Casita magique des Madrigal n’avait aucun grenier mais il n’était pas inhabituel pour leur maison de changer de visage si l’envie lui en prenait. Les escaliers aimaient se déplacer d’un bout à l’autre de la maison, les murs se tassaient et se déliaient comme des accordéons, s’allongeaient au fur et à mesure que leur famille s’agrandissait. Il n’y avait pas si longtemps que la cour centrale faisait sa taille actuelle, s’agrandissant sur le coup de l’apparition des portes de Luisa et de Camilo…
Et Mirabel…
L’aînée des Madrigal secoua abruptement la tête, résolue à chasser l’idée aussi vite qu’elle était apparue. Le souvenir de cette soirée funeste, survenue trois ans auparavant – déjà trois ans, le temps semblait filer si vite, glisser entre ses doigts avant même qu’elle ne cherchât à le retenir – pesait toujours aussi lourd sur sa poitrine, malgré le baume nostalgique dans lequel les vieux souvenirs semblaient inévitablement s’envelopper. Elle força un sourire – une grimace – sur son visage et se tourna vers sa fille, laquelle se tortillait sur la pointe des pieds comme si elle brûlait d’envie de cracher un morceau de buñuelos brûlant, bienheureusement inconsciente de la catastrophe qu’elle venait de provoquer.
— De quoi parles-tu, mi vida ? Quel grenier ? Tu as vu Casita faire pousser une nouvelle porte dans ses murs ?
Ils avaient tous appris à être prudents au sujet de Mirabel et des portes. Elle avait passé toute sa cinquième année à toucher les murs du deuxième étage, à chercher le moindre éclat de poussière dorée – comme si sa porte magique l’attendait toujours quelque part et que tout ce qu’elle avait vécu depuis sa cérémonie ratée n’était qu’un long et fastidieux cauchemar. Personne n’avait eu le courage de jouer avec ses espoirs mais cela faisait si longtemps… peut-être que… ?
— Non, non ! C’est la porte à côté de ta chambre, celle au fond du couloir vert !
Oh. Oh, elle voulait parler de cette porte-là.
Une douleur lui perça les côtes, sourde et familière à la fois ; Julieta se mordit la lèvre pour retenir le gémissement plaintif qui manqua de lui échapper. A en juger par les coups d’œil alarmés de sa plus jeune fille et la façon dont elle se tordit à nouveau les mains comme pour s’excuser, sa tentative n’avait pas eu l’effet escompté.
Qu’importe. La douleur était vieille, lancinante et resterait avec Julieta jusqu’au jour de sa mort. Elle devrait en avoir l’habitude, maintenant.
Elle devrait.
(Tu as perdu ton frère, Juli. Peut-on seulement s’habituer à ça ?)
— Ce n’est pas la porte du grenier, corazón, expliqua la guérisseuse en se laissant tomber sur la première chaise vacante, son tablier trempé chiffonné sur ses genoux. Pas besoin de lire dans le futur – ah ! – pour pressentir que la discussion qui allait suivre promettait d’être longue. Qui t’a raconté des bêtises pareilles ?
— ‘Milo ! révéla Mirabel, ses grands yeux reflétant l’innocence. Sa mère fronça les sourcils mais décida de ne pas relever – Camilo avait le même âge que Mirabel, après tout, à quelques mois d’écart et il n’avait pas plus de souvenirs de leur tío que sa benjamine. Pepa avait religieusement interdit à son fils d’emprunter le visage de leur triplé disparu après une dispute qui leur avait valu un orage particulièrement violent mais qui savait à quels jeux les enfants s’adonnaient lorsque les yeux des adultes ne pesaient pas sur eux ? Dieu savait qu’ils n’avaient pas toujours été des modèles de sagesse dans leur plus jeune âge.
Tout de même, elle espérait vraiment qu’aucun d’entre eux n’avait jamais cherché à savoir ce qui se trouvait au-delà de la volée de marches et du bois inerte de la porte. Mamá serait furieuse si elle apprenait que quelqu’un s’était aventuré dans cette zone : c’était dangereux
— J’espère, continua-t-elle en prenant un air sévère, que vous n’êtes pas allés jouer par-là avec Camilo. C’est un endroit interdit, Mira.
— A cause du nom sur la porte ?
Ah. Elle était maligne, la niña.
En temps ordinaire, Julieta aurait laissé libre cours à sa fierté parentale, aurait pris sa fille dans ses bras pour la chatouiller gentiment et déposer mille baisers sur sa frimousse d’ange. Elle n’avait jamais été avare d’affection envers ses enfants mais Mirabel était la seule qui acceptait ses caresses avec une fragilité qui heurtait son cœur de mère. Parfois, elle pouvait sentir un léger tremblement se glisser sous la peau de sa benjamine, un doute qu’elle ne pourrait jamais effacer et cela lui donnait envie de cogner les murs de Casita jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de mains, de faire souffrir leur maison autant qu’elle avait fait souffrir sa fille adorée.
— Oui, cariño. C’était la chambre de ton tío B-Bruno.
Elle trébucha sur le prénom, sa langue butant maladroitement sur des sons qu’elle avait prononcé toute sa vie, sur des voyelles qu’elle avait cousu dans son cœur avant même de naître. Trois ans avaient suffi pour que son frère – son jumeau, son triplé, un tiers même de son âme – devienne gauche dans sa bouche, rouillé et absent, comme du pain rassis et poussiéreux qu’on aurait oublié un peu trop longtemps au fond d’un tiroir. Pendant une seconde, une éternité, cette idée lui fit l’effet d’avoir été frappée par la foudre ; sa vue se brouilla, ses nerfs s’électrifièrent, ses boyaux se tordirent de douleur et de chagrin. Son corps entier lui sembla à vif, écorché par l’absence brutale de Bruno, meurtri d’avoir été amputé si violemment sans qu’elle ait pu y donner le moindre sens. Julieta avait envie de se mordre à nouveau jusqu’à s’en faire saigner la langue – et peut-être qu’alors, son corps refléterait réellement la souffrance dans laquelle son âme se noyait, petit à petit.
Face à elle, le front de la petite Mirabel s’était plissé pour former une grimace suspicieuse. L’adulte soupira et tendit les bras, un signal duquel l’enfant profita immédiatement pour grimper dans le giron de sa mère, ses grands yeux tournés vers elle comme si elle pouvait lui décrocher la lune.
— C’est qui, Tío Bruno ?
Ah.
Ce jour était arrivé, n’est-ce pas ?
Peut-être que s’arracher le cœur aurait été moins douloureux, tout compte fait.
— C’est-c’est mon petit frère, mija, répondit Julieta en retenant bravement un hoquet. Notre petit frère, à ta tía Pepa et moi, comme tu es la petite sœur d’Isabela et Luisa.
La petite fille fit la moue. Ses mains se nouèrent à nouveau tandis que ses yeux se tournèrent vers la salle à manger au milieu de laquelle la table du repas trônait, imperturbable. On aurait dit qu’elle comptait les assiettes ainsi que les places, étonnée de n’y voir son oncle nulle part.
— Il ne vit plus avec nous aujourd’hui, ma chérie, continua la guérisseuse, devinant les questions qui dansaient sur les lèvres de sa cadette. Il est… Il est parti, il y a bien longtemps.
C’était le jour après ta cérémonie – elle se garda bien de le dire.
— Pourquoi ? demanda Mirabel – et si ce n’était pas la question à cent mille pesos, Julieta voulait bien s’arracher les veines jusqu’à n’être plus qu’un squelette exsangue. Est-ce que c’est parce qu’il ne nous aimait plus ?
Le cœur de Julieta cogna violemment contre sa cage thoracique. Elle se souvenait… Mamá les avait pris à part, un mois après la disparition de Bruno, une semaine après avoir arrêté les recherches. Elle avait affirmé – et Julieta s’en souviendrait toujours, de son air terrible, de ses lèvres déformées par le chagrin et la rage, de la lueur que la chandelle avait projeté sur son visage ce soir-là – que Bruno les avait abandonnés, qu’il avait cessé de se préoccuper de leur famille et qu’à partir d’aujourd’hui, elle ne voulait plus jamais entendre parler de lui.
Julieta n’avait pas pu y croire. Encore aujourd’hui, elle s’y refusait.
— Oh, corazón, bien sûr qu’il nous aimait, chuchota-t-elle en déposant un baiser dans les boucles noires de sa cadette. Tu ne t’en souviens peut-être pas mais il nous aimait tous très fort.
— Alors pourquoi il est parti, Mamá ?
Julieta aurait presque tout donné pour le savoir.
A la place, elle haussa tristement les épaules.
— Je ne sais pas, Mirabelita. Parfois, les gens que l’on aime ne restent pas auprès de nous, quand bien même ils le voudraient… C’est ainsi mais c’est comme ça.
— Est-ce que Dieu a envoyé ses anges pour le ramener au ciel ? Mirabel n’en démordait pas. Comme le tío de Giuliano Márquez ?
L’aînée des Madrigal cligna longuement des yeux. Elle se rappelait bien malgré elle de l’aîné de la famille Márquez, mort à cause d’une chute de cheval l’année dernière à peine. Elle se souvenait d’avoir couru à travers le village à la tombée du soir, son panier de galettes et d’arepas solidement serré contre son cœur, d’avoir fourré le premier en-cas qu’elle avait pu trouver dans la bouche du malheureux déjà pincée par la rigor mortis. Elle se souvenait des nuages gris qui avaient voilé le ciel pendant la semaine, une courtoisie offerte par Pepa pour honorer le défunt, et des condoléances que sa mère avait pressée contre le cœur de la Mère Márquez, elle aussi veuve depuis la violiencia ; elle se souvenait des murmures qui avaient glissé sur son dos, lorsqu’elle avait embrassé les pieds du Christ pendant la cérémonie, des regrets qui avaient plombé les langues et les pensées de tout le village d’Encanto ce jour-là.
Plus que tout, alors qu’elle donnait son visage à la pluie en guise de pénitence, elle se souvenait avoir souhaité que son frère soit à ses côtés.
Comme le tío de Giuliano Márquez ?
Mais Bruno n’était pas mort, n’est-ce pas ? Pas comme Rafael Márquez. Il avait juste… disparu, du jour au lendemain, sans même daigner dire où il allait, ni s’il reviendrait un jour. La Casita Madrigal s’était réveillée le lendemain de la pire journée de leur vie pour trouver une porte éteinte et une tour qui ressemblait davantage à une tombe qu’une chambre, une tombe au sommet de laquelle trônait un pont de corde coupé et des éclats d’émeraude. Leur maison miraculeuse était restée impuissante face aux lamentations et suppliques, face aux orages que Pepa avaient conjurés alors que la matriarche des Madrigal avait fait battre la jungle entière dans l’espoir de trouver la moindre trace de son fils perdu. Après trois semaines de recherche, il avait fallu se résoudre à l’évidence cruellement simple : Bruno avait tout simplement disparu.
Après trois ans d’attente, il fallait peut-être…
— Je ne sais pas, répéta Julieta d’une voix éteinte. Une paire de mains potelées trouva ses joues trempées – oh, quand s’était-elle mise à pleurer ? Les lèvres de sa fille tremblaient, sur le point de basculer dans les larmes à leur tour, tandis que la guérisseuse se séchait rapidement les yeux avec un coin de son tablier.
— Pourquoi tu pleures, Mamá ? J’ai dit quelque chose de mal ?
— Non, pas du tout, Mirabelita, tenta de la rassurer sa maman. C’est juste… J’aimais très fort ton tío Bruno. Parler de lui comme ça, ça me rappelle à quel point il me manque.
Il me manque et je ne sais pas ce qui lui est arrivé, avait-elle envie de hurler aux murs indifférents de Casita, de se fracasser contre eux jusqu’à ce qu’ils craquent comme son cœur craquait chaque jour face à l’absence que son frère avait laissée derrière lui. Il me manque et je ne sais pas s’il a vu quelque chose, s’il a eu besoin de moi, s’il avait peur, s’il a eu mal, si la lumière de sa porte est partie parce qu’il a quitté l’Encanto ou parce qu’il a quitté ce monde.
Il me manque et je ne sais même pas s’il est encore en vie.
— Giuliano, il dit que son papa pleure aussi, chuchota Mirabel, comme si elle lui confiait un secret de la plus haute importance, comme si ce n’était pas écrit sur son visage tous les dimanches de messe que Gabriel Márquez n’avait pas encore fait le deuil de son frère aîné, fauché injustement dans la fleur de l’âge par un stupide, ridicule accident et parce que Julieta n’avait pas couru assez vite, n’avait pas été assez forte. Il pleure parce que son tío est au ciel et qu’il lui manque très fort et que même s’il finira au ciel avec lui, ce ne sera pas avant très longtemps. Tu penses que Tío Bruno est au ciel aussi, Mamá ?
Oh, pourquoi avait-il fallu qu’elle demande ?
Mirabel avait déjà huit ans. C’était l’âge de raison, supposait Julieta, le temps des « pourquoi » et des « c’est pas juste », le temps des premiers heurts contre la violence du monde. C’était l’âge de poser des questions, de crever les mystères autour des oncles morts et des pères érigés en martyr, de demander qui était l’homme qui aurait dû être assis entre Pepa et Julieta, à qui appartenait le prénom que personne dans cette maison n’osait toucher. Cela faisait trois ans qu’ils vivaient dans le silence que Bruno avait creusé, empli de questions que personne ne songeait à poser.
Sauf Mirabel.
Merveilleuse, curieuse, douloureuse Mirabel.
Sa mère la serra dans ses bras de nouveau, comme pour la protéger des réponses que personne n’avait réussi à trouver. Mamá pensait que Bruno ne se souciait plus de la famille, qu’il était parti sans chagrin ni regret. Pepa pensait qu’il les avait désertés, qu’il n’avait pas pu supporter ce que la famille était en train de devenir – et elle lui en voulait pour ça, elle le savait. Les enfants l’avaient oublié.
Julieta…
Julieta avait peur de la réponse.
Tu penses que Tío Bruno est au ciel, Mamá ?
Elle avait peur de se souvenir.
Le rosaire glissant sur le sol, le sang sur ses paumes et ces yeux verts hantés, trop secs à force d’avoir pleuré, cette voix si douce et pourtant vieillie au-delà de son âge qui murmurait lo siento, Juli, lo siento, tu n’aurais pas dû, tu n’aurais pas dû voir, ses doigts tremblants déliant une langue molle pour y poser le reste d’une friandise, priant pour que leur miracle les épargne encore une fois, leur accorde ne serait-ce que du temps.
Il lui avait fait promettre de ne jamais en parler à qui que ce soit, même pas à Pepa.
Promesse de triplé – et Juli avait craché sur le sol encore ensanglanté, se serait fait vomir tripes et boyaux si cela lui avait permis de le garder encore une nuit, encore une semaine, encore un an. Juli avait craché et promis et pleuré ; au final, cela n’avait rien changé.
Leur fratrie était devenue Pepa-et-Julieta. On les nommait sœurs et non plus triplées.
— Je souhaiterais être mort.
Mamá et Pepa pensaient peut-être avoir raison – et oh, elle aurait rêvé de vivre dans leur rage et leur ignorance, aurait rêvé de s’indigner contre les martyrs et les saints – mais au fond d’elle-même, Julieta… Julieta savait.
Tu penses que Tío Bruno est au ciel, Mamá ?
— Oui, avoua-t-elle à mi-voix en cachant ses sanglots dans les cheveux de sa fille. Oui, corazón, je pense qu’il est au ciel.
Et d’où qu’il soit, j’espère qu’il veille sur nous.
Le lait renversé avait fini par sécher sur les carreaux de la cuisine, depuis longtemps oublié. Pendant un long moment, ni mère ni fille ne parlèrent, trop occupées à partager le chagrin doucereux qui avait coloré leur journée. Si Agustín ou Mamá remarquèrent ses yeux rouges ou la cruche fissurée, ils s’abstinrent de commenter.
Trois ans après la pire journée de sa vie, sa fille serrée contre son cœur, le souvenir des yeux hantés de son frère comprimant sa gorge, Julieta Madrigal s’autorisa enfin à se rappeler.
A faire le deuil.
Lo siento.
Ne le dis pas à Pepa.
Je souhaiterais être mort.
Après trois ans d’attente, il fallait peut-être qu’elle accepte que Bruno ne reviendrait jamais.