kandai_suika: (mirabel_2)
Kandai ([personal profile] kandai_suika) wrote2022-02-07 04:59 pm

[ficlet] Encanto: laetare

Titre : laetare
Auteur : [personal profile] kandai_suika 
Fandom : Encanto
Personnages/Couple : Julieta Madrigal, Pepa Madrigal, Alma Madrigal, Bruno Madrigal.
Genre : Angst, Famille.
Rating : PG-13
Disclaimer : Disney, Jared Bush, Byron Howard.
Warning : Mention de suicide présumé.

Résumé : Aujourd’hui, Julieta et Pepa Madrigal avaient cinquante ans.

Note : Première fic de 2022. Non relu.
Continuité : Se déroule quelques mois avant le début du film.
Taille : ~2,500

Julieta et Pepa Madrigal étaient nées sous les premiers coups de tonnerre de la saison des pluies.

Petites, elles jouaient à bondir sur les genoux de leur mère la veille de ce jour de fête, jouant à qui arriverait la première à se blottir contre la poitrine aimante – et couverte de noir, noir, noir comme les crachotements de la nuit et les sanglots qu’Alma n’arrivait jamais tout à fait à taire lorsque le silence du soir se faisait trop oppressant – et à écouter, pour la énième fois, le conte de leur naissance. Une histoire bien ordinaire, somme toute, relatée par toutes les mères depuis des millénaires : une nuit filée au rythme des bougies et des cris de douleurs, les volets et les tuiles qui formaient bien malgré elles un maigre rempart face à la furie des premières pluies. Les tremblements, les encouragements des anciennes, les murmures angoissés des hommes et au terme de cette nuit sans fin, la musique des pleurs des nouveau-nés qui avaient percé les premiers bourgeons du jour, au milieu de la souffrance et de la joie la plus intime qui soit.

— C’était il y a cinquante ans, déjà, soupira Alma en serrant son châle contre son corps fatigué.

Cinquante ans.

Sa chair s’en souvenait comme si c’était hier.

Julieta était née la première, le front crispé et les yeux grand ouverts. Pedro avait insisté pour la tenir dans ses bras tremblants pendant que les matrones se chargeaient de faire suivre les bassines et le linge chaud. Le travail avait été long, éreintant et il restait encore tellement de chemin – tu es une brave fille Alma, elles avaient dit en lui donnant des cuillères de sirop, encore un effort. Pepa avait suivi sa sœur, une petite demi-heure plus tard, et son premier cri avait déchiré le ciel aussi sûrement que l’orage qui s’était abattu sur leur petit village ce soir-là et les femmes avaient pouffé entre elles, vielles et sages comme le monde, chuchotant que celle-là avait déjà été touchée par Dieu et la Virgen María.

(On ne parlait pas du troisième, de son teint blafard, de sa respiration difficile et des sourcils froncés de la Doña quand elle l’avait déposé le petit corps gémissant contre les seins douloureux de la jeune mère. Sé valiente, chiquita, avait-elle chuchoté d’un air sombre dans les secondes les plus secrètes de la nuit, si Dios quiera, ton fils verra le jour. C’était presque comique, en rétrospective, de se dire qu’il avait quitté leur monde comme il y était entré – au milieu de la tempête et des murmures de l’aurore.

A peine né et déjà un fantôme dans les bras de sa propre mère, se dirait Pepa Madrigal quarante-deux ans plus tard, les ongles plantés dans la peau de ses bras alors qu’elle cherchait à retenir ses hoquets de rage.

Mais on ne parlait déjà plus de lui, à l’époque.

Sh, sh, sh.)

En grandissant, le rituel s’était étiolé et leurs bousculades d’enfants avaient été remplacées par de franches et simples embrassades, non moins gorgées d’affection que leurs pincements et arrachage de cheveux qui avaient rythmé leurs jeunes années. La petite histoire qu’Alma s’amusait à leur conter s’était perdue au fil du temps, noyée par de moins douloureux souvenirs mais pas de non moins douloureuses naissances ; plutôt que de se perdre dans les méandres d’une vie qu’elle n’avait pas pu vivre, la matriarche invitait ses filles à s’asseoir à ses côtés – Julieta, la solide, la patiente à sa droite et Pepa, la fière, la vaillante à sa gauche – et récitait l’Ave Maria à la lueur des premières étoiles.

Ave Maria, gratia plena, nunc et in hora moris nostrae, amen.

(Et jusqu’à l’heure de notre mort.)

Le silence les accompagnait jusqu’à minuit, égrainé par les cliquetis du rosaire et le bruissement des flammes de leur chandelle magique. Enfin, un baiser maternel sur le front de chaque fille clôturait leur rituel vieux de plusieurs décennies, annonçant qu’il était l’heure pour chacune de trouver dans le sommeil les forces qu’il leur faudrait pour affronter le jour.

Et quelle journée !

Aujourd’hui, Julieta et Pepa avaient cinquante ans.

(C’était deux fois l’âge de leur père.)

Les préparatifs avaient commencé presque une semaine auparavant. Ces derniers jours, l’Encanto s’était emmuré dans l’allégresse. Isabela avait travaillé d’arrache-pied pour parer leur maison de fleurs bleues et jaunes, veillant à ce que sa mère et sa tante se réveillent chacune avec un bouquet personnalisé au pied de leur lit. Les bons soins de Mirabel et Luisa avaient refait leur Casita aux couleurs des deux sœurs, la drapant dans une farandole de toiles, guirlandes et clochettes tandis que Camilo, Agustín et Félix s’étaient débrouillés pour avoir de quoi danser jusqu’au petit matin. Évidemment, le village tout entier était convié à la fête et personne n’allait se priver de la promesse d’une soirée de danse et de célébrations, tout en rendant hommage aux filles d’Alma Madrigal pour leurs années de bons et loyaux services. L’air crépitait déjà de joie et d’électricité, annonçant les feux d’artifices et éclats de rire qui allaient rythmer les célébrations – tout promettait que demain serait une journée radieuse et parfaite, digne de commémorer avec toute la déférence et l’allégresse qui se devait la venue au monde de Pepa et Julieta.

Mais l’heure n’était pas encore aux rires et aux embrassades, aux chants et aux boissons coulant à flot, aux danses et aux cadeaux soigneusement choisis qui attendaient les sœurs, emballés sur la table de la salle à manger comme pour les surprendre de bon matin.

Et quelle surprise !

Pepa et Julieta Madrigal avaient cinquante ans aujourd’hui.

(Bruno en avait quarante. En aurait toujours quarante, désormais.)

— Il est temps de dormir, mijas, chuchota Alma une fois que la cloche de leur petite église eut sonné le dernier coup de minuit. Aujourd’hui sera un grand jour.

, Mama, répondit Julieta en rendant un baiser à sa mère. Sa cadette se contenta d’un sourire crispé mais serra la main de la matriarche contre son cœur. Elles prirent soin en quittant la chambre de ne pas jeter le moindre coup d’œil au cadre qui ornait la table de chevet d’Alma – un cadre qu’elle ne retournait qu’une seule fois par an, peut-être pour se donner du courage, peut-être pour exprimer des regrets. Julieta n’avait jamais songé à demander. Les mots de Pepa se perdaient dans sa gorge, dans les gouttes de pluie de ses nuages, dès qu’elle cherchait à savoir.

(Le sourire de Bruno, figé à tout jamais entre quatre bords mordorés, semblait vouloir la narguer.)

Leur petit rituel avait changé, avec les années : finis leurs rires d’enfants, les cheveux tirés et les « na na nère, c’est moi qui ai gagné » fièrement prononcés du haut des genoux d’Alma. Leur rituel avait changé, depuis dix ans, et les deux sœurs lièrent leurs mains tandis qu’elles laissaient derrière elles l’empreinte d’un visage serein, au-dessus duquel dansait le nom Abuela. Le bruit du bois frappant contre le battant fit craquer leurs oreilles et tout à coup, ce fut comme si le poids du temps se pressait sur leurs épaules menues, les comprimait dans une poigne douloureuse comme pour leur rappeler ce qui était à jamais perdu.

Cela faisait déjà trop longtemps qu’elles avaient oublié leurs jeux d’enfants.

Cela faisait déjà dix ans qu’elles étaient devenues sœurs.

Comme toujours, Pepa prit les devants et se dirigea vers l’alcôve sur la gauche. Elle était la sœur du milieu, l’éternelle insatisfaite et insatisfaisante, et elle avait depuis longtemps fait son deuil du jugement de son aînée. Le nuage qui s’était formé au-dessus de sa tête s’était noirci dès que sa mère les avait congédiées mais la pluie n’avait pas encore commencé à tomber – cela viendrait bien assez tôt, sûrement. Julieta lui emboîta le pas presque machinalement, son air soucieux laissant place à une douleur lasse alors qu’elles arrivaient à leur destination en quelques enjambées.

Pepa grimpa les marches de l’alcôve avant de s’arrêter brusquement et de se laisser glisser contre le mur vert pâle. Elle n’osait jamais aller plus loin que le perron de la porte éteinte. Elle savait ce qui l’attendrait au-delà du bois terne, au-delà de la cascade de sable et des marches arides. Ce n’était pas une expérience qu’elle souhaitait revivre.

Julieta se plaça au milieu des escaliers, face à sa petite sœur. Son dos protesta alors que la rampe de bois s’enfonçait mollement dans la chair mais elle n’en avait cure – ce n’était rien qu’une bouchée de buñuelos ne pourrait guérir au petit matin. Pour soigner la plaie béante qui s’était rouvert sur son cœur, cependant, Julieta n’avait pas de remède.

(Elle se serait gavée d’arepas jusqu’à en vomir, si elle avait pu atténuer la douleur qui lui crevait les entrailles à chaque fois qu’elle croisait son maudit nom, son maudit regard, cette maudite porte qui ne ressemblait pas du tout au frère qu’elle avait regardé naître et grandir – et ne lui ressemblerait jamais.)

Pendant longtemps, aucune ne parla. Mais ce n’était pas grave.

En dix ans, elles avaient pris l’habitude d’écouter le silence.

— Tu crois qu’il pourra trouver du gâteau, là où il est ? souffla finalement Pepa. La pluie avait commencé à glisser sur elle, fine mais froide, la recouvrant comme un manteau de larmes.

(Notre Dame du chagrin, Ave Maria gratia plena.)

Julieta pinça les lèvres, hésitante. Ces derniers temps, elle avait rarement le cœur à faire semblant. Ces derniers temps, elle sentait le nom interdit lui peser sur la langue plus lourdement que les poids de Luisa.

Notre frère est mort, Pepa, lui avait-elle hurlé une fois à la figure, au terme d’une dispute qu’une question innocente de la petite Mirabel avait fait éclater. Notre frère est MORT et toi, tu en parles comme s’il était encore avec nous, comme s’il était juste parti faire une course ! Notre frère est mort, il s’est tué, a fait en sorte qu’on ne retrouve jamais son corps et toi, tu en parles comme s’il n’avait pas quarante ans pour toujours, comme si nous étions encore triplés au lieu d’être sœurs ! Notre frère est mort et toi, tu arrives encore à espérer !

Elle ne l’avouait pas aisément mais elle enviait Pepa, Julieta. Elle enviait sa colère, sa capacité à blâmer Bruno pour tous ses transgressions passées même dix ans après son suicide. Elle enviait son déni, sa prétention, son entêtement à jouer comme s’il était encore vivant, comme s’ils avaient encore huit ans et qu’ils faisaient juste une longue partie de cache-cache dans leur Casita.

Bruno avait toujours été doué pour se cacher. Plus d’une fois, il était sorti d’un recoin obscur de Casita en bondissant, comme s’il avait recraché par un mur ou le sol. Plus d’une fois, Pepa avait perdu patience en le cherchant et s’était mise à tempêter de frustration pour le faire sortir de sa cachette – et cela se soldait inévitablement par une punition salée de la part de leur Mama, furieuse de voir leur maison inondée pour l’amour d’un jeu d’enfants, et ses cadets pouffant dans leurs mains sales, apparemment fiers d’avoir réussi une prouesse que Julieta ne comprenait pas.

Peut-être qu’elle leur en voulait pour ça, aussi.

Peut-être…

— J’espère que oui, finit-elle par répondre. C’est son anniversaire, ça serait dommage qu’il ne puisse pas en profiter.

— Je me demande s’il y a seulement pensé. Tu sais comme il peut être distrait au sujet du temps qui passe… Non, je crois que je lui apporterais une part de gâteau demain soir, décida sa cadette, les yeux toujours rivés sur la porte éteinte.

— Tu veux dire si Camilo en laisse.

Ay, Juli, ce garçon mange pour cinq, se désola la mère, faussement inquiète. Je me demande quelle taille il fera quand il aura fini de grandir.

Julieta s’abstint de faire un commentaire sur la taille de sa propre sœur, de loin la plus grande d’entre elles. Le silence retomba après un soupir, moins pesant, ponctué du chuchotement de la bruine qui continuait à draper Pepa.

— Il me manque, avoua l’aînée, presque brutalement.

Pepa ne répondit rien. Sa bouche fine se tordit en une horrible grimace tandis que le nuage au-dessus de sa tête laissa échapper quelques éclairs de colère ; Julieta ne lui en tint pas rigueur. Elle savait que sa confession horripilait sa sœur au plus haut point, que Pepa la jalousait d’être aussi libre avec ses mots, avec ses propres émotions, avec le deuil de leur frère – c’était de bonne guerre, peut-être, mais cela n’empêchait pas le cœur de Julieta de s’ébranler un peu plus à chaque signe.

— J’aurais aimé qu’il nous dise au moins au revoir, continua-t-elle, vomissant ses regrets sur le perron de la porte comme elle ravalait ses larmes.

— Pour quoi faire ? répliqua Pepa, amère. Cela n’aurait rien changé.

Nous serions quand même devenues des sœurs, ses yeux voilés semblaient crier. Nous aurions quand même perdu le tiers de notre âme.

Ça aurait tout changé, se retint de hurler Julieta. Nous aurions pu l’enterrer ensemble. Mama aurait pu vivre sans interdire son nom d’être prononcé. Nos enfants auraient pu grandir avec le souvenir de leur Tío et pas avec les histoires d’horreur que les gens du village s’amusent à colporter sans se soucier de salir son nom.

Tu aurais pu faire ton deuil avec moi.

— Peut-être pas, soupira-t-elle, la gorge en feu d’avoir ravalé sa bile. Mais j’aurais aimé.

Les sœurs se turent une troisième fois, conscientes de la paix fragile qui retenait leurs cris et leurs pleurs. Au-dessus d’elles, le regard en bois de Bruno les toisait, à mille lieues de leurs regrets et de leur colère – depuis tout ce temps, un fantôme dans sa propre maison, sur la porte qui aurait dû briller chaleureusement. Pepa détourna le regard la première, écrasant ses larmes dans le pli de son coude ; son aînée tendit la main pour l’aider à se relever.

Sans savoir comment, elles se trouvèrent étroitement enlacées, le nez de Julieta blotti dans le creux du cou de sa petite sœur alors que la pluie du nuage de Pepa les couvrait d’eau et de sel. Le regard de Bruno les observait toujours, figé dans une expression de colère qu’elle ne lui connaissait pas.

Peut-être qu’il leur en voulait aussi, où qu’il soit.

Peut-être qu’il avait fait son deuil bien avant ses sœurs, bien avant de décider de les quitter au beau milieu de la pire nuit de leur vie, bien avant de les priver du tiers de leur âme.

Peut-être…

— Joyeux anniversaire, Pepi, souffla Julieta avec tendresse.

— Toi aussi… joyeux anniversaire, Juli.

Aujourd’hui, les cloches de l’église sonneraient pour célébrer ce jour de fête. Des gens viendraient de tout l’Encanto jusqu’à la Casita Madrigal pour rendre hommage à leurs gardiennes et protectrices. On laisserait couler le vin et les cocktails, on tuerait les chèvres les plus grasses pour en cuire les meilleurs morceaux, on danserait jusqu’à la fin de la nuit et plus loin encore. Et si Alma Madrigal décidait de venir à la fête avec un ruban vert noué dans son chignon, tout le monde lui ferait la grâce de l’ignorer.

Aujourd’hui, Julieta et Pepa Madrigal avaient cinquante ans.

(C’était deux fois l’âge de leur père.)

(C’était dix ans de plus que leur frère.)

Et in hora moris nostrae, amen.

Traductions :

la Virgen María : la Vierge Marie
sé valiente : Sois courageuse
chiquita : jeune fille
si Dios quiera : si Dieu le veut
mijas : mes filles