[fic] A thousand suns (Partie II)
Mar. 25th, 2013 10:53 pm![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
Note : Originellement posté en mars 2013. Non relu.
Continuité : Captain America: The first avenger, Iron Man I et II, reprend quelques éléments d'Avengers.
Taille : ~10500
[Partie I - I] [Partie I - II] [Partie I - III] [Interlude] [Partie II] [Épilogue]
Soon it will all be over, buried with our past
We used to play outside when we were young and full of life
And full of love.
Bientôt, tout sera fini, enterré avec le passé.
Nous jouions dehors quand nous étions jeunes et pleins de vie
Et pleins d’amour.
Deuxième partie
| TONY |
Un matin de janvier, Tony se réveilla dans ses draps brûlants, la bouche encore pâteuse de l’alcool qu’il avait ingurgité la veille. Il regarda un long moment sans le voir le plafond peint en crème et la réalité s’écrasa tout autour de lui, comme d’innombrables morceaux de verre blanc sur un sol de velours.
Papa et Maman sont morts.
Se retournant dans son lit tiède, Tony prit un morceau de son oreiller dans ses dents et serra fort le tissu entre ses dents. Lentement, une par une, les larmes qui se pressaient contre ses paupières battirent en retraite. Lâches mais persistantes ennemies qui se laissaient difficilement maîtriser par la volonté, il savait que se leurrer était un jeu aussi inutile que cruel : elles reviendraient le tourmenter le matin suivant, accompagnées de cette désastreuse vérité du deuil.
Papa et Maman sont morts – et il n’y a rien que tu puisses faire pour changer cet état de fait.
Frottant ses cils fatigués contre le bout de ses doigts, Tony poussa un long soupir et entreprit de quitter la prison soyeuse qu’il avait tenté d’enrouler autour de lui – comme une couverture, comme un cocon, comme pour se protéger de cette affirmation trop brutale.
Papa et Maman sont morts – mais toi pas. C’est dur au début, mais ça ira mieux après.
Conneries. Ca n’allait pas mieux. Ca n’irait jamais mieux.
L’éthanol lui procurait une morsure délicieuse qui affadissait ses sens dans une spirale troublée, plongeait les coins de son esprit dans une torpeur nébuleuse et adoucissait quelquefois le trou béant qui s’était incrusté dans sa poitrine le matin même où il avait reçu le coup de fil d’Obadiah – Tony… tes parents… Il y a eu un accident, cette nuit et… oh, Seigneur, je ne sais pas comment te dire ça mais… il faut que tu viennes à l’hôpital. Il faut que tu sois fort…
Mais Tony n’était pas fort – ne l’avait jamais été, c’était son père le plus fort des deux et maintenant il était parti, mort, parti à jamais – putain.
Et l’alcool dans lequel il se plongeait brûlait ces souvenirs apocalyptiques, ces blessures dont il ne voulait pas ; et plus il buvait, plus les bords de la plaie qui lui servait de cœur s’apaisaient sous le feu faussement réparateur de joie factice, d’illusions d’amour et de chaleur.
— Si je bois beaucoup et que je ferme les yeux très fort, c’est presque comme s’ils étaient encore là, avait-il expliqué fébrilement à un fauteuil – ou une lampe ? – un soir où il avait vraiment abusé de la bouteille.
Ironiquement, c’était maintenant Tony comprenait plus que jamais l’addiction de son père pour la boisson.
Les destins similaires étaient de bien tristes putains.
L’anniversaire de sa mère tombait un dix-huit mars.
Presque par défi envers cette bâtarde de mort qui ne savait rien faire d’autre que lui pourrir la vie, il ouvrit une bouteille à sa santé – quelle ironie – et but toutes les autres en sa mémoire. L’alcool avait un étrange goût de sel mais Tony était parti trop loin dans les brumes de son chagrin pour s’en rendre compte. Tout au long de la soirée solitaire qu’il passa à moitié avachi sur son canapé, quelque chose d’amer brûla sa gorge avec force et amertume.
Sans doute le soleil, pensa l’héritier Stark en fermant ses yeux lourds d’alcool et de chagrin. Il brûle toujours un peu trop fort quand on le regarde dans les yeux.
Les rideaux restèrent tirés la journée qui suivit.
Le matin du vingt-deux avril, un petit paquet délicatement enrubanné et rempli de gâteaux au nougat l’attendait sur sa table de nuit. Pendant un instant, son cœur cogna violemment contre sa poitrine et il chercha le carton blanc qui accompagnait d’habitude les rubans d’or – et il y avait une carte mais elle était rouge, écarlate et ce n’était pas l’écriture de Papa parce que Papa était mort et qu’il ne se souvenait jamais de sa couleur préférée, de toute façon, il persistait à lui envoyer des cartes en doré ou en bleu, parfois en vert mais jamais en rouge.
Tony jeta les gâteaux à travers la pièce. Les miettes égrainées sur le tapis avaient une pathétique ressemblance avec un cœur brisé – il les écrasa jusqu’à ce qu’elles mêlent à la poussière et plongea la tête dans ses mains, étouffant des cris de rages et de chagrin qu’il retenait depuis quatre longs mois.
Plus tard, Jarvis lui présenta d’autres pâtisseries faites maison, aux raisins et au rhum cette fois – aucune trace de nougat ne vint troubler son en-cas. Tony les avala sans se sentir coupable et un étrange sentiment de reconnaissance lui creva les poumons.
Peut-être qu’on finissait par s’habituer à la douleur, un jour. Peut-être qu’elle cessait d’être cette lame chauffée à blanc qui vous poignardait continuellement à chaque fois que vous baissiez un tant soit peu votre garde pour devenir cette douleur sourde qui se logeait sous votre estomac, supportable mais toujours présente, comme pour vous rappeler « Tu as perdu quelque chose et c’est pour de bon ». Peut-être qu’un jour, on se levait et on n’y pensait plus.
Peut-être.
Si c’était vraiment le cas, cependant, pourquoi son père n’avait-il pas pu se débarrasser du fantôme de Steve durant si longtemps ?
Il avait longtemps débattu la question en son for intérieur, avait pris une décision et changé d’avis aussitôt ; avait, pendant de longues semaines, fait et défait sans cesse la même valise. Ce ne fut que lorsqu’il eut bouclé sa ceinture et que le sifflement familier du jet quittant le sol résonna à ses oreilles que le sens tout entier de ce qu’il était en train de faire frappa sa conscience de plein fouet : il retournait à Thulé.
Il retournait à Thulé seul.
Surpris par la vive douleur qui l’étreignit à cette pensée, Tony claqua ses dents contre sa lèvre inférieure, si fort qu’un mince filet de sang se mit à en couler. Un Stark ne pleurait pas, Anthony, un Stark ne pleurait pas, tenta-t-il de se rappeler avec l’énergie du pathétisme vain qui régissait impitoyablement sa misérable vie depuis décembre.
Son père avait pleuré la première fois qu’ils étaient venus ensemble. Il avait dix ans à l’époque et il n’avait pas compris pourquoi.
Maintenant il comprenait tout et Thulé faisait mal.
Le quatre juillet 1992, Tony alluma une bougie dans une cafétéria déserte et souhaita que son père soit là, au moins pour prononcer un discours sur ce héros disparu que Tony n’avait même pas connu. Mais son père n’était pas là et le jeune homme dût se contenter d’un timide « Bon anniversaire », un vœu vide adressé à un cadavre qui pourrissait lentement à des mètres sous lui.
C’était définitivement stupide, inutile et cela faisait mal. Ca ne ramènerait ni son père, ni Steve, ni personne d’autre à la vie.
Tony pressa très fort ses paupières l’une contre l’autre et souhaita, armé uniquement de toutes ses espérances fragiles, pouvoir être capable de changer les choses. De les rendre meilleures – ou peut-être tout simplement différentes, parce que n’importe quoi serait meilleur que ça.
Un jour, je serais meilleur. (Son père le lui avait promis.)
— Comment faire ? Maintenant que tu n’es plus là, Papa, comment vas-tu faire ? demanda Tony au plafond démuni, le cœur aussi lourd que ses yeux trop las de larmes.
Thulé et son fantôme aux yeux bleus restèrent silencieux, douce illusion d’une paix qu’il n’avait jamais réussi à trouver qu’ici, sous la glace étincelante et le feu froid de mille soleils qui gelaient les cœurs au lieu de réchauffer. Aucune larme ne vint trouver son sommeil, cependant, et en se réveillant dans le vieux lit dur qui l’avait accueilli de si nombreuses fois durant leurs expéditions, Tony eut la conviction que Steve avait pleuré pour lui toute la nuit.
Le cinq juillet 1992 vit Tony revenir en hâte à New York, un spectre sur les talons, et composer avec lenteur le numéro privé de Margaret « Peggy » Carter.
— Je ne peux plus, Tante Peggy. Je… ils sont partis tellement vite et tout est tellement… vide sans eux. Qu’est-ce que je dois faire ? Comment tu fais, Tante Peggy ? Comment tu as fait quand Cap est mort ?
Un long soupir passa au bout du fil et Tony jeta un coup d’œil à l’heure, grimaçant. Il était tard à Londres et sa tante d’adoption semblait trop fatiguée que pour tenir une longue conversation. Le Stark se promit de ne pas s’éterniser, de raccrocher sitôt qu’il aurait une réponse.
— Ce n’est pas aussi simple, Tony, répondit la voix distante de Peggy. Tu ne peux pas comparer la perte de tes parents, de deux personnes que tu as connues toute ta vie, avec mon histoire… je connaissais à peine Steve quand il est…
— Tu l’aimais, coupa abruptement le plus jeune. Tu l’aimais assez que pour ne t’être jamais mariée. Peggy, s’il te plaît, j’ai besoin de savoir –
— Il n’y a rien à savoir, trésor. Les espaces vides finissent juste par se fondre dans les murs, par faire partie de ta vie. Il n’y a pas de recette miracle ni d’équation qui résout tout, Tony. Juste du temps et de la douleur.
— …
— Tony ?
— C’est juste que… c’est juste…
Une pause.
— Ca fait juste… tellement mal.
— Je sais, Tony. Je sais.
Quelques jours après, il fit un rêve plutôt étrange.
C’était Thulé de nouveau, il y avait son père et sa mère – il savait que c’était un rêve parce que sa mère n’avait jamais posé le moindre talon haut au Groenland – et un étrange type, malingre, en chemises et bretelles, qui riait doucement en poursuivant Howard dans la neige. Steve, avait pensé Tony en croisant les cheveux blonds que reflétait timidement le soleil de minuit et la vue lui avait paradoxalement réchauffé le cœur, malgré le froid mordant du vent polaire. Sa mère jouait aux échecs sur un plateau de fortune et Steve lui avait pris la main, l’avait entraîné dans sa course folle sur le manteau blanc. Derrière eux, son père riait à gorge déployée – définitivement un rêve parce que son père n’avait jamais ri ainsi en sa présence ou alors il ne se souvenait pas de l’avoir entendu – alors que Steve continuait de l’entraîner vers l’horizon blanc.
— Tony, Tony ! braillait le blond en lui tirant sur le bras.
— Tony ! répétait son père en écho, la pomme d’Adam sursautant entre chaque rire. Les cris devenaient lointains au fur et à mesure que Steve approchait du bord des falaises, là où l’eau glacée rayonnait avec une placidité presque satisfaite.
— Tony ! cria de nouveau Steve, toutes dents dehors, et lui lâcha la main.
Et. Lui. Lâcha. La. Main.
Non, voulut hurler Tony. Non, non, non, où vas-tu, fais attention à l’eau, où vas-tu, ne va pas par là, reviens, reviens, non, il faut que tu reviennes, oncle Steve, Steve, non STEVE –
Aucun son ne franchit ses lèvres gercées par la terreur.
— Cap de nous ramener à la maison ! rit Steve en plongeant la tête la première.
Tony se réveilla sur un hurlement et mit plusieurs secondes à réaliser qu’il sortait de sa propre bouche.
L’alcool aidait. Le sexe aussi – et il n’avait jamais été difficile d’en trouver quand on s’appelait Tony Stark, quand l’argent sur votre premier compte en banque affichait au moins six chiffres au compteur et que votre réputation n’était plus à faire. Obadiah étouffait ses scandales du mieux qu’il pouvait sans y regarder plus que nécessaire et en lui tapotant gentiment l’épaule comme pour le réprimander. Les tentatives de Rhodey pour l’amener à une vie un peu moins aventureuse se révélaient tout aussi inefficaces et souvent, Tony prenait plaisir à entraîner le jeune militaire dans ses frasques.
Cela aidait à surmonter la peine creuse qu’il ressentait continuellement sous son cœur, bien sûr, mais pas autant que les heures de la nuit passées à manipuler des outils, à résoudre les équations complexes de la création et à faire naître une vie mécanique sous ses doigts. Il passait des jours entiers à perfectionner ses premiers robots, à créer des ébauches de nouveaux projets qu’il envoyait ensuite à Obadiah, lequel l’encourageait à distance, à poursuivre cette volonté affamée de créer tout ce qui lui passait par dans son esprit fébrile. Avant longtemps, ses ateliers croulaient de brouillons semi-achevés, de feuilles chiffonnées remplies de gribouillis incompréhensibles et Tony prenait le temps qu’il ne passait pas à courir les demoiselles ou à s’envoyer dans le coma éthylique le plus proche à exploser son cerveau malmené sous une masse incompréhensible de nombres, schémas et règles de mécanique cantique élémentaire.
Surmener son esprit aidait, autant que l’inonder en aventures sexuelles et particules d’éthanol.
Cela ne rendait pas les choses plus simples pour autant.
Avant qu’il ne se rendît compte, il fêtait un nouvel anniversaire seul. Comme à son habitude, Jarvis lui prépara des sucreries – mais plus de nougat – et demanda à quelle heure le jet devait être prêt et s’il avait besoin d’aide pour ses bagages.
Tony baissa la tête en mâchonnant un cookie au caramel et répondit, l’air étrangement absent :
— Je ne vais pas au Nord, cette année.
La dernière fois lui avait largement suffit. Le rêve aussi.
Si Jarvis avait une opinion, il n’en vit rien sur le visage indéchiffrable de son majordome. A la place, il reçut une réponse douce et se prépara à passer une misérable soirée d’anniversaire, seul avec son chagrin toujours présent et ses vieux démons qui lui renvoyaient allègrement tous les échecs de sa vie dans la figure.
Quand Jarvis mourut, quelques deux ans seulement après ses parents, Tony dédia son cœur à achever un projet d’IA griffonné sur un coin de table. Le projet mis un temps fou, plusieurs centaines d’essai, des crises de nerfs au beau milieu de la nuit, à aboutir mais finalement, Tony éleva la voix et une autre lui répondit – mécanique, à l’accent artificiel mais tout de même relique d’une affection inébranlable que tous les câlins furtivement donnés, les joues rougies séchées et les gâteaux au nougat du monde ne pouvaient traduire proprement.
— Bienvenue au monde, J.A.R.V.I.S.
Et à l’Intelligence Artificielle enfin conçue – mais pas achevée, son travail ne serait jamais achevé et il y avait tellement de paramètres, des mises à jour à faire, il ne savait pas par où commencer – de répondre, dans le silence éternellement brisé de ses monologues :
— A votre service, Monsieur.
Prendre la tête de Stark Industries, son visage et son corps, était ce à quoi son père l’avait préparé toute sa vie en le confrontant si jeune aux cruelles passions des médias, aux revers de la célébrité douteusement acquise et aux noms luisant d’or qui cachaient la crasse de leurs passés sous des sourires de diamant. « Tony Stark » cessa de lui appartenir : il devint une image à vendre, un nom sur lequel tout le monde misait sans remettre quoi que ce fût en question, une marque dans un monde de publicités sans cesse concurrencées. Il fallait séduire, charmer et s’imposer sans en avoir l’air, être supérieur sans le revendiquer ouvertement, jouer de ses relations sans complètement dépendre d’elles – bref, tout dans son travail qui consistait à rendre risible le foin que l’on faisait autour des campagnes électorales.
Il s’y était préparé toute sa vie, certes : cela ne voulut plus rien dire à partir de la deuxième semaine depuis la prise de ses nouvelles fonctions. Peu de choses étaient aussi calculables, peu de temps lui était accordé et, face à une demande exponentielle, l’économie était de mise – y compris de sa personne.
Cette vie qu’il avait été préparé à vivre était vide, vide de contacts et d’amour, vide d’affection et de fantômes inconvenants qui se cachaient au Pôle Nord (où il ne retournait d’ailleurs plus guère).
Cette vie, Tony aimait à se le répéter (comme on répète un mensonge pour se convaincre de sa véracité), lui convenait parfaitement.
Quand Virginia Potts, engagée comme stagiaire depuis quelques semaines, débarqua en trombe dans son bureau, un dossier avec des comptes et des numéros entourés au marqueur rouge qui pointaient comme un doigt accusateur l’erreur qui se cachait dans ses transactions financières, Tony se fendit d’une moue désintéressée et renvoya mademoiselle Potts dans son bureau minuscule avec un geste complaisant du dos de la main et un remerciement effacé. Il vira dans les minutes suivantes les responsables de cette bourde et passa la matinée à éplucher le dossier de Virginia Potts.
Elle avait un physique acceptable, le roux de ses cheveux ajoutant ce piment qu’elle semblait maintenir dans toutes ses conversations. Rigide, solide et sexy en diable dans ses tailleurs, elle correspondait à tout ce dont la presse avait besoin de voir à ses côtés. Obadiah approuva son choix une fois le dossier lu et Tony se promit de tout faire pour la garder un peu plus longtemps que les autres – il les larguait systématiquement après les avoir conquises, cela devenait ennuyeux à la longue.
Il arriva sur l’heure de midi devant le carré de plastique rempli de dossiers ouverts et lui annonça :
— Félicitations, Mademoiselle Potts, vous avez été promue au poste de mon assistante personnelle.
Au lieu de se répandre en remerciements, comme le faisaient la plupart des filles à qui il proposait le poste, Virginia le regarda droit dans les yeux et asséna avec une sécheresse inhabituelle :
— Je vous préviens d’avance, Monsieur Stark : je ne coucherais pas avec vous.
— Voyez-vous cela, ironisa Tony qui avait couché avec toutes ses secrétaires.
En moins de deux semaines, Virginia devint Pepper et Tony n’essaya jamais de l’attirer dans son lit. Elle était bien trop performante (précieuse) pour qu’il se permît de perdre une aussi belle alliée.
Au fil du temps, la douleur se fit moins grande, plus subtile et lancinante. N’importe quoi pouvait ramener à la vie le vieux souvenir de son père et il lui suffisait désormais d’un rien pour renvoyer dans un recoin de son esprit les pensées indésirables du paternel Stark dont l’image lui apparaissait de plus en plus distordue, de plus en plus brouillée dans sa mémoire.
Sa relation avec Howard lui laissait un goût désagréable d’inachevé sur la langue.
Ils ne s’étaient pas tout dit. Ils n’avaient jamais eu de grandes conversations à propos des sentiments qu’ils ressentaient l’un pour l’autre : déception, frustration, colère et tant d’amour dessous, tant d’envie de protéger des dangers du monde. Il y aurait à jamais des ponts brisés et des pièces à recoudre entre eux. Il y aurait à jamais des choses qu’il aurait voulu savoir et d’autres ignorer. Il y aurait à jamais la question de Steve Rogers et Captain America n’était plus un poids que Tony voulait se résoudre à porter à nouveau. Il avait laissé Howard à la tombe, Steve au Pôle Nord et même si cet héritage était sien, il avait le droit de le renier ainsi.
Il était Tony Stark, patron de Stark Industries, milliardaire philanthrope et playboy assumé. Pas Tony Stark, fils d’Howard Stark et filleul potentiel de l’icône nationale morte il y avait plus de cinquante ans. Pas Tony Stark, l’enfant à qui Jarvis faisait des gâteaux de nougat et que sa mère embrassait sur les deux joues quand il partait à Thulé. Pas le Tony Stark que Tante Peggy câlinait avec tendresse lorsqu’il lui montrait ses maquettes. Ce Tony Stark était mort au Groenland, dormait à Thulé avec Steve dans les larmes de son père et il était heureux de l’avoir laissé là-bas.
Le monde n’avait pas besoin de ce Tony Stark là.
Le monde n’avait pas besoin de l’enfant qu’il avait été.
Pendant sa captivité, il s’était promis à mi-voix des choses auxquelles il n’aurait jamais pensé avant, tant elles lui avaient paru futiles : manger un double cheeseburger chez Burger King, taper dans une balle de golf, ressortir son vieux matériel à dessiner que sa mère avait approvisionné pendant des années sans qu’il y touchât, relire Moby Dick – le livre écorné qui devait traîner dans un coin de la bibliothèque dont il avait déchiré des pages – ou regarder Pepper s’affairer, les cheveux toujours impeccables et les sourcils froncés devant ses manières de gamin.
Thulé dansait au milieu de ces souvenirs, inaccessible sanctuaire où son imagination se confondait : y avait-il vraiment eu toutes ces parties d’échecs, de morpion et autres jeux stupides qui comblaient les heures creuses, toutes ces heures à retracer le ciel de lignes imaginaires pour repérer les constellations de l’hémisphère, ces bouillons qui tiédissaient dans les bouteilles isothermes et cette chaleur, malgré le froid polaire qui dansaient autour d’eux sans les atteindre, cette chaleur de milliers de soleil descendus sur la sempiternelle couche de neige et qui avait émané de la main que son père avait pressé dans ses cheveux.
Dans la caverne, la seule chaleur qu’il pouvait se permettre était celle qui émanait de la main rassurante de Yinsen sur son front et l’horrible pulsation de cet aimant qui vibrait doucement contre son cœur.
Le reste du monde était froid, métal en fusion qui essayait de dévorer ses organes, désolation de larmes et de sueur qui tombaient comme des gouttes de pluie sur le sol assoiffé.
Le reste du monde était mort.
— Vous êtes un homme qui a tout… et qui pourtant n’a rien, avait accusé Yinsen avec cette douceur presque écœurante – la seule source de réconfort qu’il pouvait espérer recevoir dans ce trou à rats.
J’ai tout eu, un jour, pensa Tony avec amertume. J’ai eu une mère qui trompait mon père mais me câlinait quand il rentrait trop tard pour me souhaiter bon anniversaire. J’ai eu un majordome – un ami – qui consolait mes heures solitaires avec une tendresse que personne ne me montrait et des morceaux de nougat importés d’Europe. J’ai eu une tante qui sentait toujours bon, qui avait toujours l’air triste mais qui n’a jamais refusé de répondre à mes questions incessantes. J’ai eu un père qui me racontait les plus belles histoires et que la guerre n’a jamais réussi à briser. J’ai eu un second père qui a été mon épaule pendant que je foutais ma vie en l’air sous le prétexte du chagrin. J’ai eu un meilleur ami qui n’a jamais eu peur de me dire que je faisais le con, tout ça en me récupérant de draps d’inconnus le lendemain des cuites.
J’ai eu la meilleure assistante du monde parce qu’elle est – Pepper, c’est impossible de la décrire parce qu’aucun des mots que je connais ne lui rend justice et c’est con, parce que c’est mon assistante au départ et elle est devenue irremplaçable, je ne sais pas comment, mais c’est Pepper, putain, il n’y a pas besoin de mots.
Et j’ai le vieux fantôme de Steve qui me colle dans mes rêves – c’est de la faute à mon vieux, toute cette merde – mais je ne sais pas trop comment, il me donne du courage, même dans cette cave qui pue la mort.
Tony garda le silence, les yeux brillants. Il l’avait appris depuis très longtemps : les blessures les plus profondes se contentaient de bien peu.
Un sourire aux lèvres, Yinsen mourut dans ses bras et la suite ne fut plus que sable blanc et brûlant, bruit de balles sortant de canons qu’il avait fabriqué lui-même, promesses qu’il ne pourrait plus jamais tenir, parce qu’il était trop tard.
— Cap de vous sortir de cet enfer, avait-il juré à son sauveur aux mains tiédissant, pour éviter de s’étouffer sur ses propres larmes d’horreur et de désespoir – quand, quand, quand ce cycle infernal finirait-t-il par s’arrêter ? Il en avait assez de voir des morts s’effacer dans ses pas, ricaner dans les ombres et se gausser de sa vie pathétique. Il en avait marre, marre, marabout, bout de ficelle, selle de cheval, chevalier, fou à lier et il en devenait dingue sous cette chaleur infernale.
Les mains de Rhodey appuyées sur ses épaules – larges, apaisantes, un peu tremblantes, fraîches, amitié, souci, sors-moi de là, ramène-moi à la maison – achevèrent de lui confirmer que le cauchemar était loin d’être terminé.
Sous son t-shirt couvert de sable et de sueur, un cercle de chaleur lui glaçait la nuque.
Alors qu’il regardait son traître de père de substitution mourir dans un fracas de flammes et de métal, Tony sentit la morsure implacable de son nom se refermer sur les cendres de son cœur, avec la précision mortelle des plus grands fauves, comme une malédiction inscrite dans son code génétique.
Tu es un Stark, Anthony, disait son père avec cet air solennel qui frôlait constamment la désapprobation. Tu trahiras et seras trahi, tu vengeras et seras vengé. C’est ton héritage, comme ce fut le mien.
Je suis un Stark, pensa Tony en contemplant sans larmes la mort d’Obadiah Stane, écho sinistre des paroles jadis prononcées d’Howard. Je suis le fils d’Howard et il y a une partie des péchés de mon père qui m’ont souillé à jamais.
Tony n’avait pas eu la moindre intention révéler sa double identité, au départ.
Il avait appris par cœur le discours que Pepper et Rhodey avaient préparé, avait une réplique pour chaque réponse qui ne manquerait pas de pleuvoir après sa déclaration, avait même monté une histoire pour ce garde du corps imaginaire qui n’était jamais apparu à l’écran – il lui faudrait un peu de temps pour produire de faux papiers mais cela pouvait facilement s’arranger –
Pourtant, devant le micro, alors qu’il s’apprêtait à achever sa phrase, le souvenir de son père lui tomba sur le coin du nez. Il revit Howard, dur comme de la pierre et pourtant le cœur si éclaté par les épreuves de la vie, tellement qu’il avait à peine de quoi aimer sa femme et son fils unique. Il se revit, adolescent et encore si innocent des lois du monde, de la violence des hommes et de l’impardonnable acier, poser une main sur les épaules toujours si droites et ce même père si absent, si injuste et aimant à la fois lui faire une promesse qu’il s’était toujours efforcé de tenir.
Un jour, je serais meilleur.
Et lui, jeune homme en deuil, fêtant l’anniversaire d’un ami qu’il n’avait jamais connu, d’un fantôme dont il se souviendrait toujours du visage, demander au plafond d’une base scientifique du Groenland, la rage au ventre « Comment faire ? »
Tu connais la réponse, Tony, lui murmura le souvenir de son père et soudain, le monde sembla tourner dans le bon sens.
Un jour, il serait meilleur.
— Je suis Iron Man, déclara Tony Stark, les lèvres entrouvertes et le futur à ses pieds.
Il se saoula cette soirée là et finit la nuit misérablement sur son lit, cuvant sa gueule de bois comme une amante, sa vieille figurine Captain America – parmi les nombreuses que son père lui avait achetées quand il avait encore l’âge d’y jouer – entre les bras.
— Tu serais fier de moi, confia-t-il béatement au bonhomme de plastique.
Steve se tut, bien évidemment, mais Tony jura de l’avoir vu sourire.
Thulé n’avait pas changé. Probablement qu’elle ne changerait jamais et qu’elle n’avait jamais changé, qu’elle restait éternellement figée dans ces lignes horizontales faites de blanc, de bleu et de toutes les couleurs du soleil. Tant mieux, décida Tony égoïstement. Il ne voulait pas qu’elle changeât. Sa vie était déjà assez soumise au chaos pour qu’il puisse souhaiter sans égoïsme que l’unique vestige de son enfance restât intact.
Il était venu sans trop savoir quoi faire, les mains profondément enfouies dans sa parka achetée pour l’occasion et les yeux courant sur l’horizon de blanc constellé de l’or orangé du soleil. Sous ses pieds, la neige craquelait légèrement et dans l’air à la merci de l’aquilon, ses pas résonnaient comme autant de rires d’enfants qui fêtent le retour d’un absent.
Pour un peu, il se serait presque attendu à voir Steve surgir des glaces, ses cheveux pailletés d’or plaqués contre ses yeux et ses joues bleuies par le froid, un sourire aux lèvres et un « Bienvenue ! » coincé dans la gorge. Ou encore à voir son père sortir du cube de métal qui se découpait sur le ciel sans nuages, un thermo de soupe tiède à la main et un plateau d’échecs fait en gobelets, couverts et autres bibelots ramassés dans la cantine.
Bien sûr, rien de tout cela ne se produisit mais cela n’empêcha pas l’étau qui comprimait son cœur enfermé de se desserrer de manière infime, comme si l’air glacial du Groenland avait eu des propriétés curatives.
— Salut Steve, déclara Tony à la neige qui brûlait comme mille étoiles sous le soleil blanchi à l’eau de javel.
Et puis, après une longue hésitation :
— Salut, Papa.
Il se sentait mal à l’aise, de revenir après tout ce temps. C’était presque comme si les murs froids et austères s’étaient mis à avoir des yeux, des putains d’un noir ébène qui épiaient tous ses faits et gestes, qui gueulaient HOWARD à chaque fois qu’il posait une main tremblante sur les surfaces lisses et couvertes de métal. Les appareils faisaient ce drôle de bruit entre le vrombissement et le grésillement qui ne laissait jamais le cube de métal dans le silence complet et des murmures semblaient le suivre, des regards d’incrédulité et de honte mêlés.
Leurs « chambres » existaient toujours, personne n’ayant osé utiliser leur espace pour en faire les entrepôts qu’elles avaient été autrefois. Ca ressemblait à un mauvais remake de films d’horreur et Tony était persuadé qu’on avait appelé ces pièces exigües « La chambre des morts » ; cependant, il trouvait un certain réconfort à la vue du vieux matelas posé sur une structure de métal inconfortable qui lui avait servi de lit.
Dire que le grand Howard Stark et son fils avaient dormi dans ces placards ! L’ironie le ferait rire s’il n’y était pas autant habitué.
Peut-être que quelque part, dans les coins les plus sombres de la base scientifique, le fantôme familier de Steve le regardait, ses yeux gentils et tristes, ses cheveux sans vie et la peau trop pâle. Peut-être entendait-il ses cris de rage que cachaient les déceptions d’un enfant gâté de tout ce que la vie pouvait avoir et qui jouait les héros uniquement pour se préserver du gouffre dans lequel était tombé son père.
Peut-être que tout ça, c’était que des conneries et qu’il était encore saoul comme une éponge.
Ils ne me crèveront pas, jura Tony en avalant une autre lampée de gin. Pas moi. Pas encore.
A moitié écroulé sur le lit de fortune, il aurait pu jurer entendre le rire moqueur et maniéré de son père résonner quelque part dans les couloirs tranquilles.
Il rentra de Thulé, le cœur au bord des lèvres, plus que jamais compréhensif envers le fantôme de son vieux qui lui avait un jour annoncé, les yeux tristes et remplis de cet espoir de débile que n’ont plus les gens qui vont crever, ne plus vouloir revoir cet endroit – juste pour une dernière fois, un dernier anniversaire qu’il avait voulu fêter.
Tony rentra de Thulé et jura plus jamais.
Les résultats arrivèrent peu de temps après sa visite qu’il avait juré être la dernière : les chiffres parlaient de toxicité dans son sang, de niveaux alarmants, de purges obligatoires s’il voulait espérer survivre un petit peu plus longtemps. Il n’ignorait pas le choix à faire à long terme – mourir à cause ou sans le réacteur qui pulsait comme un serpent dans sa poitrine – mais le temps lui paraissait soudain extensible sous sa main, à la fois trop long et trop court pour tout ce qu’il aurait voulu faire ou dire avant de quitter ce monde.
Il y avait tant de choses qu’il aurait aimé faire : faire le tour de la Terre en armure, découvrir une crème antirides vraiment efficace, détruire la dernière arme créée par Stark Industries, retourner à Thulé avec son père, rencontrer Steve, danser une nouvelle fois avec Pepper (rien qu’elle et lui, sans les regards de paparazzis partout, sa main dans ses cheveux roux, ses lèvres à quelques centimètres des siennes, son autre main autour de sa taille fine), inviter Pepper à aller voir son équipe nationale préférée et manger indien avec elle par la suite, la regarder somnoler sur son bureau, la regarder dans cette robe qu’elle s’était offerte pour son anniversaire, l’entendre rire, Pepper, Pepper, Pepper – En fait, quand il y repensait, Pepper était au cœur de nombre de ses souhaits et presque aucun d’entre eux ne les incluait dans une pratique sexuelle, juste un simple besoin de la contempler, de la voir heureuse et souriante.
Ce qui le menait à une douloureuse conclusion.
Bordel. Il fallait bien sûr qu’il fût mourant pour s’avouer enfin qu’il était complètement amoureux de sa secrétaire et ce, depuis un bon moment.
La vie n’était qu’une ignoble pute.
Tony somnolait.
Les mains parcourant des équations complexes ou des esquisses de schémas, le milliardaire laissait la nature reprendre doucement les droits qu’il lui avait longtemps déniés sur son corps épuisé. De temps à autre, il griffonnait à la hâte sur sa tablette des détails qui lui échappaient, des notes complémentaires, réécrivait une équation en la modifiant légèrement. Le vieux projecteur tournait sur sa gauche, projetant une lumière faiblarde dans la pénombre et une voix depuis longtemps oubliée :
— Tout est possible grâce à…
Pas qu’il ait complètement oublié ce timbre autoritaire et cette attitude stoïque que son père lui avait renvoyé durant la majorité des moments passés ensemble mais maintenant qu’il était adulte lui aussi, Tony percevait un million de signes qu’il n’était pas en âge de percevoir à l’époque : les rides de fatigue au coin des yeux, le sourire vide, la peau cireuse. Tout en l’homme à l’écran démontrait la mauvaise santé, depuis ses traits tirés quoiqu’adoucis par un maquillage discret jusqu’à cet épuisement dans la lenteur des gestes, le mécanisme dans le verre d’alcool qu’il portait à sa bouche.
— Moi, Howard Stark, je vous présente…
Son père avait l’air vieux, sur ce film. Bien plus vieux que dans ses souvenirs mais cela ne comptait guère : les meilleurs qu’il conservait de lui concernaient Thulé et la base au Groenland avait eu ce don pour faire rajeunir son père d’au moins dix ans à chacun de leurs voyages.
Ciel, il avait presque envie de revoir Thulé avant que tout ne soit fini, de mourir là-bas comme était mort Steve, sous les mille feux de la neige et avec le cœur en paix, fort de la certitude d’avoir vécu pour faire le bien en ce monde, même si les circonstances se présentaient de façon drastiquement différente – et qu’il avait fallu qu’il passât à deux doigts de crever aux mains de ses propres armes. Les deux plus grands chefs-d’œuvre d’Howard Stark, comme il les avait nommés lui-même, perdus dans les glaces éternelles du Pôle Nord – cela sonnait tragiquement ironique mais sa famille était réputée pour sa grandiloquence, après tout.
Tony se passa une main sur le front, la mine soudain abattue par le visage familier de son paternel décédé. Tout s’accélérait, il ne trouvait de solution nulle part et –
— Tony, l’interpella son père, soudain vivant sur l’écran.
Le milliardaire releva la tête, surpris, mais le fantôme dans l’image vieillie ne lui laissa pas le temps de répliquer.
— Tu es trop jeune pour comprendre maintenant alors je vais mettre ça sur ce film pour que tu puisses l’entendre quand tu seras en âge de faire la différence. J’ai construit ça – l’Howard du film fit un geste vers la gigantesque maquette – pour toi. Et un jour, tu comprendras que tout cela représente beaucoup plus que des inventions humaines. Ceci est le travail de toute ma vie.
La caméra défila sur la maquette, sur le prototype de réacteur Ark, tandis que la voix d’Howard continuait sa narration, fatiguée et déterminée à la fois.
— C’est la clef du futur.
Il a toujours aimé les grandes déclarations, ce bâtard, pensa Tony avec un sarcasme que l’émerveillement n’avait pas totalement réussi à chasser. Son père lui avait enregistré un message. Plus étonnant encore, il l’avait fait trente ans plus tôt. C’était presque comme s’il n’était pas tout à fait mort – pas encore.
— Je suis limité par les technologies de mon temps mais un jour, tu comprendras tout cela. Et quand tu le feras, je sais que tu changeras le monde.
Merde, merde, merde – il avait envie de lui hurler à la figure, de lui renvoyer toutes ses conneries dans la tronche, depuis quand son père pensait ça de lui ? Il n’avait jamais daigné l’encourager quand il était encore vivant – pourquoi maintenant, putain ?
— Ce qui est et ce qui sera toujours ma plus grande création, c’est toi.
— Ta gueule ! hurla Tony à son fantôme le plus cher dont l’air grave semblait gravé au fer rouge sur cet écran de toile.
Comme s’il avait entendu ou deviné la réplique que son fils allait lui offrir, Howard hocha la tête et disparut dans la vidéo grouillant de parasites.
Les bras écartés, tendus vers les points lumineux qui dansaient presque devant ses yeux émerveillés, Tony contemplait avec révérence toute la vie de travail de son père. Il s’agissait là d’un ultime héritage, une dernière leçon avant de tirer complètement son chapeau et de quitter la scène. C’était presque le sourire fier de son père qui vibrait sous ses pouces couverts d’encre et de colle, c’était presque son ton paternaliste qu’il entendait dans la voix mécanique de JARVIS et c’était presque comme le retrouver, au milieu de ces points de lumière, de petites étoiles qui formaient un atome unique.
Vibranium. Il avait un atome de vibranium au creux de ses paumes.
Le métal le plus précieux du monde et Tony le tenait dans ses mains, comme si son monde ne s’était plus réduit qu’à cela. Soudain, son cœur défaillant, l’armure, Justin Hammer, le S.H.I.E.L.D., il aurait été capable d’envoyer tout le monde se faire voir sans remords aucun. Entre ses mains brillait ce pourquoi son père s’était battu toute sa vie.
Une ultime preuve.
Tu es ma plus grande création.
Doucement, un sourire choqué se fraya un chemin jusqu’à ses lèvres et Tony avait quatorze ans de nouveau, ils étaient à Thulé et son père venait de lui prendre sa reine au dernier moment avec un coup particulièrement vicieux. Il se souvenait lui avoir demandé où il avait appris à jouer ainsi, le sourire satisfait du vieux bâtard et son « Je te l’apprendrais un autre jour », jour qui n’était jamais arrivé.
C’était la même chose. Le dernier mouvement qui déstabiliserait l’adversaire, la main qui renverserait le château de cartes, l’ultime joker qui lui permettrait de reprendre le contrôle. Et il le devait à un mort qu’il traînait comme un fardeau depuis presque vingt ans.
Un jour, il avait dit, le vieux. Il en avait mis du temps.
— Tout ce temps et tu continues à m’emmener à l’école.
Quand tout fut à peu près calmé – parce que sa vie ne serait jamais une mer d’huile, il fallait croire aux miracles pour espérer un jour de tranquillité dans son agenda chargé à craquer – Tony rangea la maquette dans un coin de son laboratoire, incapable de la cacher à nouveau dans un grenier et replaça les plans du réacteur Ark et le film dans la mallette. Le S.H.I.E.L.D. n’avait pas présenté d’intérêt quant à la récupérer, aussi avait-il pris la décision de ranger ces vieilles reliques là où elles auraient dû être… quand il aurait trouvé le courage de franchir les vieilles portes.
Avec Pepper à ses côtés, il ne doutait pas qu’il le trouverait un jour.
Mais là, en ce moment, il avait juste envie de se lover contre elle et de s’endormir en écoutant les battements rassurants de son cœur. Les vieux fantômes pouvaient bien attendre encore quelque temps.
Le temps qu’il lui faudrait.
La Mansion à New York sentait le désinfectant et une subtile odeur de poussière que les femmes de ménage qui étaient passées quelques heures auparavant n’avaient pas réussi à masquer complètement. La salle à manger était pareille à celle de ses souvenirs – lumineuse, spacieuse et dépourvue de vie – mais les couloirs restaient étrangement sombres, éclairés par des ampoules à la consommation obsolète. Quand il traversa le grand hall, les tableaux accrochés au mur le toisaient d’un air sévère et tout avait un goût de pourriture, de vieux souvenirs cachés au fond des placards et qu’on n’osait pas déterrer, par peur qu’ils vous mordissent.
La porte du bureau avait été fermée à clé.
Il lui avait fallu trois putains d’heures pour qu’il se décidât, dans un élan de rage presque enfantine, à introduire la clé dans la vieille serrure et à ensuite pousser le battant grinçant de la porte à la majesté difforme, déplacée dans cette maison surréelle. Tout courage lui manqua soudainement à la vue de l’ancien bureau et Tony flancha, ses genoux entrant violemment en contact avec le tapis.
Tout criait Howard. A vrai dire, il n’eût pas été surpris si son père s’était tenu derrière le meuble massif face à la porte ou debout, à contempler la carte du Pôle constellée d’épingles colorées. Des larmes lui vinrent, qu’il chassât rapidement – certainement à cause de la poussière.
Il ne resta pas longtemps, le temps de déplacer la maquette gigantesque ainsi que l’énorme malle dans cette pièce qui ressemblait plus à un tombeau qu’un bureau. Il avait tenu à être seul pour accomplir cette tâche, la traitant comme son calvaire personnel, et ne put retenir un soupir de soulagement lorsque tout fut terminé.
Il en avait assez, de vivre au milieu des fantômes poussiéreux de ses ancêtres.
Ce ne fut que lorsqu’il eût terminé son rangement hâtif qu’il remarqua l’autre film, de facture plus récente que le premier, sur lequel aucune date ni nom n’avaient été indiqué, mis à part une instruction au feutre rouge et en capitales, dans une écriture reconnaissable entre mille.
A VISIONNER ENSUITE
Ensuite de quoi ?
C’était con, comme idée.
A vrai dire, il avait déjà eux des idées bien plus débiles que celle-là – enfin, débiles aux yeux des autres, bien sûr, il était Tony Stark donc chacune de ses inventions loufoques ne pouvait être que du pur génie – mais qui aurait bien pu croire que prendre la vieille bobine que son paternel lui avait laissée, la planter dans un engin pour la faire fonctionner et attendre comme un con pendant des heures, le doigt gelé au-dessus du bouton « Marche/Arrêt » était une bonne idée ? Honnêtement, et ce n’était pas faute de bonne volonté, mais même après trois heures à se mordiller les lèvres, à tripoter nerveusement tous les gadgets qui lui tombaient sous la main, commencé à griffonner des plans sur un coin du journal, Tony n’arrivait pas à se décider entre appuyer sur ce satané bouton ou jeter l’appareil contre le mur, détruire le message et ne plus jamais remettre les pieds dans cette foutue baraque.
Il n’avait pas envie d’entendre ce que son paternel avait à lui dire. Tout avait loin d’être été dit entre eux mais la vie d’Howard Stark était remplie de zones d’ombre qu’adulte, il n’avait aucune envie de découvrir – il avait la trouille, voilà. Il était terrifié de regarder le fantôme de son père lui parler sur un écran, terrifié de ce qu’Howard avait d’assez important à dire que pour le mettre sur un putain de film qui attendrait sagement que son fils le réclame, terrifié de piger ce qui avait pu exister derrière les regards lourds, les mots pas toujours tendres, les larmes épuisées et ces mots presque finals dont il se souvenait encore même après vingt putain de longues années.
A la plus grande chose qu’il me soit jamais donné de créer. A mon fils, Anthony Edward Stark.
Les mots avaient été aussi chaleureux que le sens était froid : après tout, Howard avait comparé Tony à l’une de ses machines sans sourciller ni compassion. Néanmoins, il ne lui en avait pas réellement tenu rigueur : même après Thulé, même après les bons moments qu’ils commençaient à avoir, il vivait toujours dans la putain de crainte que son père perdît à nouveau l’intérêt qu’il gardait pour son fils unique, sa plus grande création comme ce crétin l’avait si bien formulé.
Quel père comparait sans remords son fils à un robot, bordel ?
Le même type qui avait poursuivi sans flancher un mort sous les glaces pendant plus de quarante ans, répondit sa sagacité traîtresse. Le même type qui s’appelait Howard Stark et que tu n’as jamais pu enterrer comme il faut.
Ah, si seulement tout était aussi simple.
Un cri de rage au fond du ventre, Tony pressa furieusement le bouton et son plus ancien démon apparu en tremblotant sur l’écran déployé, la bouche plissée et de l’argent sur les tempes. Iron Man serra les poings et prit une longue inspiration.
Il était temps, finalement.
— Tony, commença Howard avec un léger tremblement.
— Tu as quatorze ans au moment où j’enregistre ce message et nous sommes revenus de Thulé il y a quelques jours. Il fait suite au message que j’ai laissé à la fin des enregistrements pris pour la Stark Expo de 74 alors si tu ne l’as pas encore vu…
Il fit une pause, un air ennuyé déformant les rides qu’il portait au coin des yeux, avant de reprendre sa tirade :
— Ce n’est pas grave. J’ai une autre histoire à raconter aujourd’hui. Je suis simplement… désolé qu’elle ait pris si longtemps.
Howard poussa un long soupir et s’appuya contre le bureau, comme pour supporter un poids trop lourd.
— Alors donc… c’est, euh… c’est l’histoire d’un homme… mais qui n’en a pas toujours été un. Comme tout le monde, il a été gamin mais comme ce n’est pas la meilleure période de sa vie, il évite d’y penser. Et puis, la guerre est arrivée et personne n’a besoin d’enfants pour faire la guerre. Alors, c’est l’histoire d’un homme qui ne se souvient plus de comment c’est, d’être un enfant.
— Il est brillant, cet homme. Son père lui a légué une immense compagnie qui maintient le monopole du marché des armes à feu pendant la guerre : ça a beau être l’enfer sur Terre, ça lui rapporte de l’argent alors il ferme les yeux, notre homme, et il dort confortablement dans des oreillers de plume d’oie.
— Un jour, l’armée américaine vient le voir, notre homme, pour lui demander de financer un projet Top secret. Il lit les dossiers et accepte, parce qu’il est riche et qu’il a de l’espoir – ça veut à peu près dire que tout est permis. Je ne me souviens plus de tout les détails mais je sais qu’il y rencontre un vieux docteur complètement timbré, une femme qui doit être un don de Dieu fait aux hommes et un p’tit gars qui vient de Brooklyn qui a des sourires d’enfants et rien à faire dans cette guerre.
— Il s’appelle Steve, ce p’tit gars, mais le monde a oublié et dit « Captain America » à la place.
— Le projet Top secret rate parce que le docteur est mort et que personne ne voit ce que le petit gars de Brooklyn peut faire sur un champ de bataille – sauf la jolie dame qui est trop loin pour agir. Notre homme s’en moque un peu. Bien sûr, il est triste d’avoir perdu son ami mais c’est la guerre et ce sont les balles et non les larmes qui la gagnent.
— Et un jour, la jolie dame vient le voir et lui demande un avion pour l’Autriche. Notre homme ne cherche pas à protester car il a de l’argent et de l’espoir en la jolie dame qui, elle, a de l’espoir en Steve. Elle a eu raison, d’ailleurs, parce que Steve revient en héros et que le vent se met à tourner, pour leur camp et l’Amérique.
— Je t’ai déjà parlé de Steve. C’est un héros. C’est chose la plus grandiose qui soit jamais arrivé à la nation, au monde même, et notre homme en est conscient. Il est presque heureux d’avoir créé Steve, ça veut dire qu’il n’est pas obligé de créer uniquement pour détruire, ça veut dire que son avenir n’est pas que balles et destruction.
— Mais Steve meurt un jour et le rêve de notre homme s’effondre avec lui.
— Il fait des choses terribles par la suite, notre homme. L’Amérique l’acclame et le récompense comme un héros mais il se sent tout sauf héroïque quand il voit ses projets détruire une partie du monde que Steve aimait tant. La guerre se termine dans un rideau de feu dont il tient la tringle et il ne veut plus penser qu’à Steve qui est mort sous la glace, qui est à jamais perdu pour ce monde.
— Alors, il va le chercher. C’est qu’il a promis à Steve de le ramener et il veut tenir sa promesse : pendant des années, il cherche dans les eaux glacées du Nord sans rien trouver qui puisse le mener sur la voie.
— On le rappelle, pour finir, parce qu’il est important et qu’il ne peut pas se cacher toute sa vie dans les glaces du Nord. Il retourne en Amérique à contrecœur et commence à s’occuper de son empire, tout en gardant un œil sur le Nord. Il a les yeux tellement fixés sur les cartes, les points rouges qui signalent tous ses échecs qu’il ne fait pas attention au temps qui passe. Et quand il lève les yeux, notre homme est déjà vieux.
— Il se rend compte que son frère est marié, que les gens qu’il connaît commencent à s’installer et à avoir une famille, qu’ils ont tourné les pages sur lesquelles il est bloqué. Il se rend compte que la jolie dame est encore trop touchée par la guerre pour se laisser de nouveau aimer et il abandonne, parce qu’il sait qu’il ne rivalise pas avec l’homme qui l’a quittée.
— Mais son sort n’est pas malheureux, à notre héros, car une autre femme veut bien lui accorder son attention. Elle est vive, intelligente et belle ; il ne lui en faut pas très longtemps pour croire qu’il l’aime et tomber amoureux. Les premières années sont faites de cette beauté propre aux premiers jours puis la passion retombe et l’homme laisse d’autres choses accaparer ses pensées lorsqu’il étreint sa femme.
— Le vingt-deux avril 1972, elle lui donne un fils. Il s’appelle Anthony et notre homme hésite à lui donner Steve comme second prénom.
— Le fils grandit mais notre homme n’a pas le temps de s’occuper de lui, n’est même pas sûr d’en avoir envie. Il ne le comprend pas, cet enfant qui n’est pas lui et qui espère malgré tout qu’il peut changer le monde, il ne comprend pas qu’on puisse encore croire en lui et il lui rappelle Steve, ce gamin qui n’a jamais eu d’innocence et dont l’enfance s’est construite sur des caméras froides et des sourires pour la télévision. Alors notre homme a honte parce qu’il n’est pas assez bien et plus il essaie de devenir meilleur, moins son fils croit en lui.
— Il essaie de se rattraper, une fois. C’est l’anniversaire de son fils et il lui a demandé de l’emmener quelque part en vacances : alors notre homme prend la première idée qui lui tombe sous la main et ils partent en vacances sur une tombe.
— Steve est partout, à Thulé. C’est insupportable. Ca fait mal de se souvenir du bleu de ses yeux quand le ciel n’en est qu’une pâle copie et il espère presque, notre héros, que son fils s’ennuiera de ces vacances qui n’en sont pas et qu’il ne devra plus remettre les pieds là-bas.
— Il se trompe et il ne sait pas s’il est heureux ou non d’y retourner l’année prochaine.
— Mais Thulé apaise autant qu’elle fait mal. Et le fantôme de Steve n’est jamais trop dur même quand notre homme boit trop : il y a toujours des beaux souvenirs qui lui viennent à l’esprit et qu’il partage avec son fils parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre.
— Je n’ai jamais su quoi faire d’autre, Tony. Parce que, malgré tout, Steve est la meilleure chose que j’ai jamais eu la chance d’offrir à ce monde.
— Et je sais qu’en retour, le monde m’a offert une chose encore meilleure.
— Elle s’appelle Anthony Edward Stark, a actuellement quatorze ans, préfère le rouge au bleu et refuse de manger du nougat qui n’est pas importé d’Europe. Il a le pouvoir de faire de grandes choses, la volonté de franchir l’impossible et un vieil éléphant en peluche qu’il garde dans le fond d’une armoire et que Jarvis lui avait acheté pour son premier anniversaire. Il a eu un échec en mathématiques, une fois, et garde encore sa copie au fond de son tiroir.
— Et… je sais que je ne lui ai pas dit assez souvent mais il faut qu’il sache… il faut que tu saches, fiston…
— Je… je t’ai toujours aimé, Tony, et je t’aimerai toujours.
Quand le film fut enfin terminé, Tony se prit la tête entre les mains et hurla toute la rage qu’il gardait encore pour ce monde. Des larmes brûlantes s’égarèrent doucement sur ses joues mal rasées – mais qu’importait ? Rien ne comptait plus que les vieux démons qui n’auraient jamais dû revenir d’entre les morts, que des expériences ratées et des promesses jamais tenues. Ou presque.
Je t’ai toujours aimé.
Ta gueule, pensa Tony vicieusement. Arrête tes foutues conneries, Papa, pourquoi tu me fais savoir ça encore maintenant ?
Merde, merde, putain de bordel de merde – je t’aimerais toujours, qu’est-ce que cela voulait dire, désormais ? L’amour de son père n’était plus que films en noir et blanc, mots glacés écrits à l’encre noire sur des cartes poussiéreuses et déclarations maladroites à sa sortie du MIT. Virtuel, jamais tangible sauf lors de ces voyages sur la banquise où les masques tombaient, où Howard Stark cessait de devenir Howard Stark et prenait le rôle inconfortable, dérangeant du père attentif.
L’amour de son père était pour toujours resté à Thulé, prisonnier de cette banquise qu’il était venu à détester, dans les griffes d’un fantôme avide aux cheveux blonds qui refusait de le laisser tranquille. L’amour de son père était soupe tiède dans des bouteilles isothermes, parties d’échec sur un coin de table, matelas rigides et une main dans ses cheveux courts qui disait bonne nuit. L’amour de son père n’avait été qu’une chimère qu’il avait tenté de vaincre avant de s’apercevoir que cette illusion avait été sienne depuis le tout début.
Je t’ai toujours aimé.
Presque vingt ans, presque vingt ans et la mort de ce vieux con faisait toujours aussi mal, mal, mal…
Le téléphone sonna.
Tony jura dans sa barbe et ordonna à JARVIS de mettre fin à l’appel entrant. A en juger par la sonnerie impersonnelle, ce n’était ni Pepper – elle dormait quelques étages au-dessus de lui – ni Rhodey et c’était bien les deux seules personnes qu’il autorisait à le déranger à quatre heures tapantes du matin alors qu’il était le nez plongé dans ses projets d’exploitation d’énergie durable à long terme – il était en plein design des circuits d’alimentation de sa future création, ça promettait d’être grandiose.
Quand la sonnerie agaçante ne s’interrompit pas après quelques secondes, Tony fronça les sourcils et réitéra son ordre.
— JARVIS, coupe l’appel.
— Impossible, monsieur, répondit la voix égale de l’IA. Ce numéro est classé prioritaire dans la liste de vos appels autorisés et ne peut donc être ignoré.
Prioritaire ? Qu’est-ce que c’était que cette merde, encore ? Partagé entre curiosité et ennui, Tony effectua un petit geste sur son écran et une voix froide et féminine s’éleva dans le l’atelier obscur :
— Howard Stark ?
Il en lâcha son tournevis.
Non mais c’était une blague ? Parce que si c’en était une, elle avait intérêt à se terminer tout de suite, merci bien, il n’était vraiment pas d’humeur à prétendre être son père disparu depuis deux dizaines d’années à quatre heures du matin juste parce que une idiote de secrétaire avait visiblement oublié de se mettre à la page. Bordel, était-ce trop demander que de suivre un minimum l’actualité, ne serait-ce que pour éviter le ridicule ?
— Mort depuis vingt ans, chérie, répondit-il avec acidité. Bien peur que vous ayez loupé le mémo.
— J’ai un message à transmettre à Howard Stark ou, dans le cas où il serait injoignable, à son parent le plus proche. Est-ce que vous correspondez à ce critère ? répondit la femme, toujours aussi impersonnelle et qui n’en avait visiblement rien à foutre de ce qu’il venait de lui dire.
Il allait lui en foutre des critères à celle-là. Injoignable. Ce qu’il ne fallait pas entendre, parfois.
— Je suis son fils, se justifia-t-il avec un soupir. Maintenant si vous voudriez bien vous grouiller parce qu’il est quatre heures du mat’ et que j’n’ai pas que ça à fiche…
— Bien, Monsieur Stark. Voici le message : Captain America a été retrouvé au sud de la Baie de Baffin ce matin à deux heures quarante-trois, heure locale, par les équipes de recherches de Stark Ecologics de la base de Thulé, Groenland. L’avion qui le transportait à été à moitié déterré durant la nuit et le corps a été dépêché en urgence à la base pour de plus amples examens. Une équipe médicale professionnelle a été montée et ils l’examinent en ce moment même.
Putain, ce devait être une blague. Il n’y avait pas moyen que cela se fasse autrement. Bordel de – après tout ce putain de temps, ils avaient enfin retrouvé le cadavre de Steve ? Et c’était quoi cette histoire d’équipe médicale ? C’était une plaisanterie.
— Je… c’est une blague, hein ? – Son ton était geignard, presque suppliant. La femme au bout du fil eut un soupir agacé, comme si elle avait affaire à un enfant particulièrement difficile.
— Si cela peut vous rassurer, les premiers examens nous ont confirmé que les signes vitaux étaient aussi satisfaisants que possible, compte tenu des circonstances. Le S.H.I.E.L.D. a fourni des renforts dès que l’identité du Capitaine Rogers a été confirmée – ils travaillent à mettre au point un processus de décongélation progressive sans occasionner des dégâts supplémentaires.
Signes vitaux ? Examens ? Dégâts supplémentaires ? Hein ?
C’était quoi tout ce bordel, à la fin ?
Il lui fallut deux minutes entières pour comprendre ce que la nana visiblement charmante à l’autre bout des ondes essayait de lui dire ; deux secondes supplémentaires lui suffirent à faire perdre à son visage le léger bronzage qu’il cultivait avec une satisfaction presque maniaque selon Pepper.
— Captain… vous voulez dire que ce type… je veux dire, le Capitaine Rogers… qu’on l’a retrouvé dans les glaces du Pôle Nord… et qu’il est vivant ?! – Il se foutait complètement du ton pathétiquement aigu que venaient d’acquérir ses cordes vocales, il devait avoir cette foutue réponse.
— Précisément ce que je viens de dire, oui, répliqua la voix manifestement irritée.
Tony ne l’entendit pas ou s’en foutait complètement, c’était selon. Il était trop occupé à fixer sans les voir avec incrédulité les plans désormais sans intérêt d’une tour miniature où clignotait le nom de Stark.
Putain.
Il n’avait réfléchi à rien avant de faire préparer le jet. Un baiser laissé distraitement sur la joue de Pepper, un message sur un répondeur pour annuler tous les rendez-vous de la semaine et oui, bordel, il y avait urgence, qu’on ne lui demande pas de se justifier ou il allait hurler. Ce ne fut qu’une fois à mi-chemin entre Thulé et New York, la tête remplie de démarches à suivre, de gens à contacter, de solutions toutes plus foireuses les unes que les autres à la question « Comment annoncer à une putain de relique de la Seconde Guerre Mondiale que ça fait presque soixante-dix ans qu’il pionce dans les eaux du Nord et que tout ce qu’il connaît est probablement mort ou has been ? » que la réalité le gifla sur le coin du nez, laissant son esprit étrangement vide sur le coup de la révélation.
L’icône nationale, véritable légende vivante d’une des Guerres les plus marquantes de l’Histoire de l’humanité et héros de son enfance, était vivant.
L’homme que son père avait jadis considéré comme sa plus grande création et l’un de ses amis le plus fidèle était vivant. L’homme qu’il aurait dû appeler Oncle Steve en grandissant était vivant.
Steve –
Oh, bordel.
— Cap de ramener Steve à la maison ? demanda-t-il dans ces tons étrangement aigus qui ne semblaient plus vouloir le quitter depuis ce coup de fil fatal, quelques heures plus tôt.
Tony se prit la tête entre les mains, pressant fort ses paumes fraîches contre son front barré de lignes de souci et hurla entre ses dents jusqu’à ce que sa voix se brise contre la coque métallique de l’avion.
— Salut, Cap.
Sa paume épousa la glace qui emprisonnait le Capitaine et Tony sentit plus qu’il ne vit un sourire ridicule étirer ses lèvres gercées par le froid de Thulé. Une perle tomba de ses yeux sombres ; il ne prit même pas la peine de l’essuyer. Plus rien ne comptait que l’eau gelée sous ses gants, que les cheveux blonds qui collaient à la tête blanche que déformaient des centimètres de glace, que l’étoile argentée qui scintillait faiblement au milieu de la poitrine immobile.
Une vie entière passée à dormir dans un cercueil transparent et Steve Rogers, alias Captain America, n’avait pas changé.
Sous ses mains émerveillée, le chef-d’œuvre de son père.
— Cap de ramener Steve à la maison, hein ? murmura-t-il de nouveau à la banquise, une fois sorti de la base affairée, le visage tourné vers l’horizon blanc.
Bien sûr, il y avait encore des tonnes de choses à régler – à commencer par le S.H.I.E.L.D qui revendiquait son implication dans le Projet Rebirth, la mission Eagle et tout ce qui s’ensuivait et que Tony soit damné s’il laissait Nick Fury mettre impunément ses pattes sur Captain America car la transition allait être aussi longue que douloureuse pour le soldat perdu et connaissant le bonhomme, Fury aurait tôt fait de le jeter sans préambule dans ce putain de monde. Bien sûr, tout n’était pas parfait et il faudrait un certain temps avant que le monde ne se remette à tourner sur le bon axe. Bien sûr, cela lui demanderait du temps qu’il n’était pas certain d’avoir, de la souffrance qu’il était encore moins certain de bien vouloir endurer et des millions d’autres problèmes demanderaient leur résolution sitôt que le premier serait réglé.
Mais pendant un instant, Tony s’autorisa à ne pas penser au futur complexe ni au passé triste. Pendant quelques glorieuses minutes, Tony Stark contempla le ciel aux contours oranges, la neige étincelante et sentit le sourire de son père se perdre dans ses cheveux courts.
— On a réussi, Papa. On a réussi.
Il lui sembla aussi – mais c’était idiot – que la neige se mit à briller plus fort, comme pour saluer leur victoire silencieuse et que, quelque part, au loin sur la plaine enneigée, le vent s’était adouci pour porter un rire mort depuis longtemps.