[fic] A thousand suns (Partie I - III)
Mar. 25th, 2013 08:49 pm![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
Continuité : Captain America: The first avenger, Iron Man I et II, reprend quelques éléments d'Avengers.
Taille : ~12000
Ils terminèrent leur soirée sur un plateau improvisé au beau milieu de la cantine et très vite, la tension grimpa à un point tel que les scientifiques présents s’amusèrent à former des équipes pour encourager leurs favoris. Howard avait bien sûr un nombreux conséquent de supporters mais Tony se retrouva également loti d’un joli tas de fans qui hurlèrent de joie quand le génie déclara « Échec et mat ! » avec le sourire satisfait du gagnant. Le vaincu fit contre mauvaise fortune bon cœur et déclara qu’il était prêt à payer son gage la tête haute. Visiblement enthousiasmé par sa victoire, le vainqueur de la partie prit une pose dramatiquement interrogative pour signifier qu’il y réfléchirait. Ce ne fut que lorsqu’Howard plaça son fils sous les couvertures qui grattaient que ce dernier perdit cet air de contentement qui ne l’avait pas quitté depuis le début de leur duel intellectuel pour adopter des traits un rien plus mélancoliques.
— Je crois que j’ai trouvé mon gage, finit-il par dire dès que son père eût terminé de raconter comment il avait rendu les armes après avoir eu le pied écrasé au moins trois fois par Steve, en un quart d’heure à peine.
— Et c’est ? demanda Howard, hésitant entre curiosité et anxiété.
Tony resta silencieux un long moment et quand il se décida à parler, il y avait une vieille tristesse dans sa voix, un chagrin plus profond que tous les chagrins du monde, une peine qui glaçait aussi fort que le soleil de minuit.
— Cap de ramener Steve à la maison ?
Howard ignora ses yeux brûlants et posa ses lèvres gercées sur le front de son fils de douze ans, comme pour étouffer les cris de rage qui montaient en lui.
— Je ferais de mon mieux.
(C’eût été presque cruel de préciser que cela faisait trente-six putains d’années qu’il faisait de son mieux.)
Il ne rêva pas de Steve cette nuit-là et se réveilla dans son lit aux barreaux rigides avec une curieuse sensation de manque dans l’estomac.
La première chose qu’il fit en revenant fut d’embrasser Maria. Sur la bouche. Contrairement à ce à quoi il s’attendait, il ne fut pas violemment repoussé, ni insulté, ni giflé jusqu’à ce que mort s’ensuivît. A la place, elle caressa gentiment sa joue et quand il se sépara d’elle, se vit gratifié d’un regard doux mais ferme, comme un « Je veux bien te pardonner mais pas tout de suite » chuchoté à l’oreille. Tony fit un commentaire comme quoi c’était proprement dégoûtant de voir ses parents s’embrasser comme au premier jour et Howard lui secoua gentiment les cheveux, arrachant un cri de désespoir à son épouse qui aimait toujours voir son fils se promener avec une coupe impeccable. Le concerné pouffa, Howard suivit avec un petit rire et bientôt, ils se retrouvèrent tous les trois à se tenir les coudes, ricanant comme des adolescents et la non-familière sensation au creux de leurs ventres de former une famille à nouveau.
Le soir suivant, Howard borda son fils et lui raconta comment Captain America avait réussi à infiltrer la base d’HYDRA pour aller délivrer les deux cents soldats qui croupissaient là-bas, avec un simple bouclier et la volonté de sauver les pauvres hères que ces enfoirés de nazis retenaient captifs pour quelque dessein obscur. Tony connaissait l’histoire par cœur et somnola très vite, ce qui n’empêcha pas pour le moins le patriarche de la terminer avec des trémolos dans la voix. Il resta une minute silencieux puis passa une main affectueuse dans les cheveux de son fils.
— Bonne nuit, Tony.
Un peu plus de deux semaines plus tard, Howard trouva assez de courage pour frapper à la chambre de Maria. Elle ne répondit pas mais ouvrit la porte en silence, assez pour qu’il puisse comprendre l’invitation et se couche avec douceur à son côté. Les époux Stark se touchèrent à peine et dormirent l’un contre l’autre, la chaleur bienvenue de leur partenaire atténuant la fraîcheur du soir – l’air glacé du pôle.
Cette nouvelle flamme, cette étincelle fragile lui donna presque l’espoir de les considérer tous les trois un jour comme une famille normale – aussi normale que les Stark pourraient un jour l’être.
Quand Howard se réveilla un jour dans un lit d’hôpital avec l’impression de peser deux tonnes et un vague souvenir de s’être écroulé dans son bureau le lendemain de la signature d’un important contrat, il se souvint que rien ne pouvait être aussi simple.
Obie vint s’asseoir à son côté plus tard, avec cette grimace qui pouvait signifier l’agacement ou l’inquiétude. Le PDG de Stark Industries soupira lourdement et se frotta les yeux, engageant directement la conversation là où un autre se serait perdu en excuses et banalités.
— Mauvais comment ?
— Mauvais comme dans « tu es resté inconscient une bonne demi-journée ». Ca faisait longtemps que tu n’avais pas donné d’os à ronger à la presse, ils ont apprécié l’attention. Les caméras t’attendent à la sortie avec impatiente.
— Putain de journalistes, jura Stark. Et toi, si tu prononces le mot « déléguer », notre collaboration est finie, ajouta-t-il alors que Stane ouvrait la bouche et la tordait dans un rictus peu appréciatif.
— Tu ne pourras plus continuer éternellement comme ça, Howard. (Et ça sonnait presque comme une menace, un sinistre présage qui planait au-dessus de sa tête.) Tu n’as plus vingt ans. Il serait temps que tu songes à…
— Tony ? Maria ? le coupa le milliardaire avec rudesse, peu enthousiaste à l’idée d’entendre la suite du sermon.
Obadiah secoua la tête et poussa un long soupir de défaite. Howard croisa les bras pour marquer son énervement visible – là, tout de suite, il n’avait pas envie d’écouter les reproches de son collègue et sa famille lui offrait la distraction parfaite.
— Ils sont peu secoués. Maria a pleuré. Tony est rentré à la maison mais je crois que des journalistes l’ont intercepté quand il sortait de l’internat. Je ne sais pas ce qu’il leur a dit mais ça sera sûrement dans les nouvelles du soir.
Effectivement, les gros titres s’en donnèrent à cœur joie.
UN SIMPLE MALAISE ? / LE GÉANT DE STARK INDUSTRIES FINALEMENT MIS SUR LA TOUCHE ! / L’AVENIR DE STARK INDUSTRIES MIS EN PÉRIL PAR LA SANTÉ DE SON PDG ? / TONY STARK RECOMMANDE DE « NE PAS ENTERRER SON PÈRE TROP VITE. » / HOWARD STARK : QU’EN EST-IL DU FUTUR DE LA COMPAGNIE ?
Merde, cracha mentalement le concerné, déjà épuisé à l’idée de la montagne de problèmes qu’il allait devoir affronter en rentrant à la maison en plus des regards troublés de sa femme et des accusations silencieuses de son fils. Merde, jura-t-il à nouveau quand il réalisa qu’il y aurait aussi sa famille à gérer à part.
Il avait décidément très mal choisi son moment.
Tony Stark était depuis longtemps habitué aux caméras, aux appareils photos, à apparaître dans les magazines pour une raison quelconque. Mis à part le fait qu’il était le fils d’un des plus riches hommes d’affaire du monde entier, il avait lui aussi récolté sa part de gloire en bâtissant son premier circuit électrique à l’âge tendre de quatre ans, son premier moteur à huit. Ses parents n’avaient jamais cherché à lui épargner le regard cruel des projecteurs et il ignorait s’il devait leur en vouloir ou exprimer sa gratitude – toujours était-il que de voir des hordes entières de journalistes affamés débarquer pendant son cours de mathématiques n’était pas un spectacle complètement inattendu.
Apprendre que son père dormait en ce moment même dans un lit d’hôpital, par contre, tenait du choc.
Il était arrivé à Howard de tomber malade, évidemment, mais à moins d’être physiquement incapable de se lever, ce dernier trouvait toujours un moyen de se traîner devant son bureau et de remplir consciencieusement sa paperasse jusqu’à ce qu’il s’endormît sur la surface croulant sous les documents. Dans ces périodes-là, mieux valait se tenir loin de lui car la moindre contrariété avait le don de le faire partir dans des colères tout simplement monstrueuses. Mais ici, la situation était différente et des perspectives qu’elle dégageait émanaient suffisamment de mauvais augure pour glacer le jeune adolescent d’horreur.
Howard Stark s’était écroulé.
Pire, Howard Stark s’était écroulé en public.
Les journaux n’allaient plus jamais les laisser tranquilles, ils seraient sur les dents, à la recherche du moindre signe de fatigue et oh, les jours sombres à venir, pourquoi fallait-il que cela se produisît maintenant ? Il renvoya les vautours qui prenaient photographie sur photographie avec un vague « Mon père est plus solide qu’une chute de tension, ne l’enterrez pas trop vite » et se rua dehors.
Un chauffeur l’attendait déjà hors de l’internat, prêt à l’emmener à l’hôpital s’il le désirait. Un instant, Tony pensa à Papa, inconscient dans un lit étranger et ensuite à Maman qui devait retenir ses larmes du mieux qu’elle le pouvait.
Il s’agissait de rester fort – et de ne pas prétendre qu’il ne souhaitait rien d’autre que de voir son père sourire encore parce que ce n’était pas la fin, ça ne pouvait pas finir comme ça.
— Manoir Stark.
Howard sortit de l’hôpital deux jours plus tard, des cernes sous les yeux et un faux sourire confiant sur les lèvres. Dès que les journalistes furent hors de portée, Maria pressa sa main sur l’épaule de son mari comme pour le rassurer sur sa présence et Tony lui donna un vague hochement de tête. La famille Stark se trouvant tout entière dans l’impasse, autant se montrer solidaires même dans la solitude. Le fils profita de ses vacances improvisées pour travailler sur son nouveau projet tandis qu’Howard somnolait dans les canapés immenses de la salle de séjour, veillé par Maria qui occupait son temps à lire, à faire du crochet ou un peu de peinture. De longs silences découpaient le temps, parfois ponctués de bribes de conversations endormies, et la chaleur au dehors semblait vouloir figer cette image muette de la famille Stark unie dans le silence et le trouble.
Si on demandait à Tony, il aurait sans doute répondu que cette semaine de calme bourdonnant leur avait semblé plus proche du rêve que de la réalité – et qui aurait osé le contredire, quand on connaissait un tant soit peu la famille Stark : le père absent et torturé, la mère silencieuse et rigide, le fils prodige et incompris ?
La vie tenait à peu de miracles.
Le répit vécut peu longtemps et Howard se réveilla un matin avec une boule au creux du ventre. L’incident avait eu le mérite de lui renvoyer sa propre mortalité dans la figure et avec la vague de panique que son malaise avait suscité, le milliardaire avait été forcé de revérifier que tous ses documents testamentaires étaient bien en ordre… au cas où. Il avait tout de même une fortune à léguer, une compagnie qui devrait continuer à tourner même s’il devait disparaître. Il espérait rester assez longtemps pour apprendre le maximum de choses à Tony, pour le blinder suffisamment afin qu’il puisse reprendre Stark Industries – lui n’avait pas eu cette chance parce que son père était mort avant qu’il ait appris à grandir, avant qu’il ait le temps de soupeser le poids qu’on se préparait à lui jeter entre les mains.
Il relisait en long, en large et en travers les papiers qui certifiaient qu’Anthony Stark hériterait des parts de Stark Industries qui lui étaient dues dès qu’il aurait atteint sa majorité – il pourrait peut-être songer à la retraite quand ce moment viendrait – lorsque le téléphone installé sur son bureau sonna. Grommelant à propos du fait qu’il avait expressément ordonné à sa secrétaire de ne pas le déranger, il fut surpris quand il entendit une voix familière résonner dans le combiné.
— Howard ? Ta secrétaire m’a passé le numéro.
Bien sûr. La presse venait de mousser pendant presque une semaine sur sa santé supposément déclinante, il était logique que son frère se décidât à l’appeler maintenant, ne serait-ce que pour confirmer les dires des journaux. (A vrai dire, il avait été quelque peu surpris de ne pas le voir se presser dans la foule des requins qui avaient fait le pied de grue trois jours entiers à la sortie de l’hôpital mais il supposait qu’il restait au moins un peu de dignité à son cadet.)
— Content de t’entendre aussi, Edward, grogna l’aîné sans prendre la peine de dissimuler le sarcasme qui suintait de sa gorge enrouée.
— Hum, tu as une petite voix, on dirait. Je peux rappeler –
Oh, l’espèce d’immonde bâtard.
— J’ai d’assez grandes oreilles que pour entendre ce que tu as à me dire, Edward, mais je crains fort que cette extensibilité ne s’applique pas à mon emploi du temps. J’ai – il fit mine de consulter sa montre – trois minutes à t’accorder.
— Jamais beaucoup de temps pour la famille, hein ? se moqua le benjamin avec une pointe de venin.
— Pour toi ? Non. Maria et mon fils vont bien, au cas où tu te demanderais, répliqua Howard – et le grognement de dépit qu’il obtint à l’autre bout de la ligne lui arracha un sourire de pur délice. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Rien de bien fastidieux, admit Edward à contrecœur. Je venais juste m’enquérir de ta santé. Est-ce qu’un frère ne peut pas s’inquiéter pour son aîné quand les journaux passent des journées entières à annoncer sa mort prochaine ?
— Si nous avions grandi dans une fratrie normale, je t’aurais répondu oui sans hésiter – mais nous savons toi comme moi que ce n’est pas le cas.
— Est-ce si improbable de croire que je me suis fait du souci pour toi ?
— La dernière fois que tu t’es fait du souci pour moi, comme tu le dis si bien, c’était après la mort de Père. Je crois que tu as quelques décennies de retard, petit frère, répliqua Howard avec dureté.
— Il n’est jamais trop tard pour se rattraper.
Le milliardaire ferma les yeux, les mots résonnant comme un écho dans sa tête. Jamais trop tard : cela faisait bientôt deux ans qu’il tentait de recoller les morceaux avec son fils et sa femme et presque quatre décennies à rechercher un cercueil au fond des eaux gelées du Nord. Il n’était jamais trop tard sauf quand ça l’était – et autant il pouvait envisager de réparer ses relations bancales avec la majorité du monde extérieur, autant Edward Stark était l’une des rares personnes à rester tout simplement hors de sa portée, parce que revenir en arrière ferait trop de mal pour si peu de bien.
(A son insu, Steve jouait aussi dans cette catégorie, parce qu’il ne pouvait pas concevoir que maladroit, honnête, loyal et patriote jusqu’à la moelle, Steve puisse un jour lui pardonner s’il avait connaissance de l’étendue de ses erreurs.)
— … Howard ?
Tiré brusquement hors de sa rêverie bien morne, l’interpellé se rendit compte qu’il tenait toujours le combiné contre son oreille et, bien que son frère ne possédât aucun moyen de le voir, secoua la tête avec défaitisme.
— Il n’y a rien que je veuille rattraper avec toi, Edward. Passe le bonjour à Morgan et souhaite-lui un bon anniversaire, ça devrait compenser tous ceux que j’ai manqué.
— Howard…
— Et embrasse Vicky de ma part.
— Howard, pour l’amour du…
— Au revoir, Ed.
L’aîné raccrocha le téléphone avec violence avant de se masser les tempes, déjà épuisé par la confrontation verbale. Il savait que ce coup de fil ne voulait rien dire, qu’il s’agissait juste de son frère qui espérait le voir prendre une retraite forcée pour mieux pouvoir profiter de l’instabilité de la compagnie et ainsi la renverser – non pas que cela arriverait et de toute manière, s’il lui arrivait quelque chose, Obadiah était censé assurer l’intérim à la direction jusqu’à ce que Tony atteigne sa majorité et puisse décider en toute légalité de quoi faire de la société – mais il avait espéré un mince instant qu’Edward se sentît concerné pour lui.
Quel pauvre naïf il faisait.
Ils n’avaient jamais été proches, son frère et lui. Leur père, Howard Premier du nom, avait eu besoin d’un héritier et d’un autre garçon au cas où le premier se serait révélé une déception. Séparés par une petite décennie, les deux enfants avaient grandi à part, l’un accroché comme un trophée au bras de son père tandis que le second restait caché dans les jupes de sa mère et quand Howard I était mort, à l’aube de la Deuxième Guerre Mondiale, laissant comme prévu la direction de Stark Industries à son héritier, le second fils s’était enfui avec sa part d’héritage et avait traversé les années avec souplesse. Dans les années cinquante, alors qu’Howard se débattait encore avec ses propres démons (Steve Rogers, le Tesseract, Manhattan Project, Hiroshima, Nagasaki – STOP !) et la signature de contrat d’importance capitale qui avaient lourdement pesé dans le bilan de la Guerre Froide, Edward s’était tranquillement marié à une certaine Victoria, dite « Vicky », dont il ne retenait jamais rien sinon qu’elle était brune et aimait ajouter une goutte de cognac dans son thé.
Morgan Stark était né bien plus tard lors d’un jour frais d’octobre – après la malheureuse expérience d’une fausse couche qui avait profondément marqué sa belle-sœur, tant et si bien qu’il avait fallu des années de patience à son frère pour qu’ils tentent d’avoir un nouvel enfant. A l’époque récemment marié à Maria Carbonell, l’heureux évènement que vivait son cadet avait mis Howard face un mur dont il avait une vague conscience de l’existence et qui l’avait terrifié jusqu’aux entrailles :
Il n’avait pas d’héritier.
Howard Stark n’était pas ce qu’on pourrait qualifier d’un couard : rien qu’entre 43 et 45, il avait plusieurs fois risqué sa vie en s’approchant trop près des lignes ennemies pendant la guerre – personne n’avait jamais osé le réprimander parce que c’était lui qui mettait des balles dans leurs fusils et des boulets dans leurs canons mais il connaissait bien deux ou trois hauts gradés qui se seraient fait une joie de lui coller une baffe pour insubordination – et même avant ou après, chaque décision qu’il avait prise concernant la compagnie s’était avéré porteuse de risques. Il n’était pas si facilement effrayé par un défi.
Le concept même de devenir père, de produire un héritier qui prendrait un jour sa place à la tête de Stark Industries, ne l’effrayait donc pas, non – il le terrorisait.
La guerre, l’hypocrisie, le sens dur et matériel des affaires, l’argent qu’il se faisait en vendant des objets qui servaient à tuer (Project Manhattan, Project Man –) : il avait accepté ce fardeau avec une grâce presque tragique, comme tous les grands hommes du monde, en déclarant que d’autres pourraient sans doute faire mieux à sa place mais qu’en attendant que ces prodiges arrivent, il donnerait tout son possible.
Seulement, il ne s’agissait plus de prendre la tête d’une multinationale en pleine explosion, il ne s’agissait plus de participer à la création d’une armée de Super-Soldats qui étaient censés réduire l’Hydre nazie à néant – et il ne regrettait pas Steve, parce que le Captain avait sans doute été la seule belle chose que la guerre lui ait jamais apportée mais il n’avait pu s’empêcher de se réjouir de voir que d’autres personnes, d’autres gens comme Steve ne seraient plus jamais soumis aux mêmes souffrances – il ne s’agissait plus non plus de créer une arme qui aurait dû protéger les soldats au lieu de tuer des millions d’innocents citoyens (Hiroshima, Nagasaki, Hiroshima, Hiroshi – stop, stop, STOP).
Il s’agissait d’être père.
Howard avait senti son courage s’évaporer dans les brumes de l’alcool avec lequel il s’était imbibé cette nuit-là.
Moins de cinq ans plus tard, Maria accouchait en criant à travers les murs et lui attendait dans le couloir, les mains jointes et les doigts tremblants dans ses cheveux défaits. Il se souvenait avoir prié pour que Steve soit avec lui, qu’il lui tapote l’épaule avec son sourire d’imbécile, qu’il lui murmure avec l’accent des gens heureux des petites choses qui l’auraient sans doute fait rire :
— Je pense juste que ce petit Stark aura beaucoup de chance.
— Ne t’en fais pas pour la paternité : personne n’aurait misé non plus sur Steve Rogers de Brooklyn et je suis bien devenu Captain !
— Eh, pourquoi tu n’lui donnerais pas Steven comme second prénom ? C’est très à la mode depuis que j’ai sauvé le monde.
Et peut-être qu’ils auraient ri et pleuré quand on était venu leur dire que le bébé était un garçon, peut-être que Steve aurait sourit au poupon endormi sur le sein de Maria et lui aurait dit, avec la voix douce qu’il prenait pour dire aux enfants de manger des épinards :
— Bonjour Tony, je suis ton parrain et tu la chance d’avoir le meilleur papa du monde.
Et peut-être que ça n’aurait pas fait trop mal d’appeler son fils Anthony Steven Stark.
(Il s’était finalement décidé pour « Edward » et à ses yeux, ce nom était autant un hommage qu’un immense doigt levé vers son vautour de frère qui voyait déjà son propre fils à la tête de la compagnie parce que lui vivant, Tony vivant, Morgan Stark ne verrait pas la couleur du bureau de la secrétaire du PDG de sa multinationale.)
Anthony Steven Stark.
Howard rit – pleura – tellement fort que sa gorge le brûla.
La presse fit ses choux gras de l’incident pendant un long moment.
Quand Howard, poussé par une pression de plus en plus constante sur la compagnie, y avait regardé de plus près, son héritage ressemblait à un amas éclaté de particules de poussières qui auraient volé pendant très longtemps sur de courtes distances, polluant et obstruant les gorges des braves gens qui avaient la malchance de passer trop près.
Stark Industries n’était que le sommet d’un iceberg aux ramifications interminables, l’étoile au sommet du sapin de la Nativité : sous les branches bordées d’épines et l’eau gelée dormaient ses démons, les vestiges d’un passé peu glorieux qu’il aurait bien voulu balayer aussi facilement que les amas de calculs dans ses notes. Toutes ses recherches, tous les projets auxquels il avait participé : Rebirth, bien sûr, mais tant d’autres montés au début de la guerre froide concernant des armes fabriquées avec les molécules du Tesseract, concernant le réacteur Ark et la reconstruction du vibranium qu’il a caché sans savoir pourquoi dans la maquette de la Stark Expo de 74 – Tony avait à peine deux ans, à l’époque, et déjà il se baladait dans tous les coins à la recherche de choses à inventer. D’autres choses moins brillantes, desquelles il se montrait beaucoup moins fier : Project Manhattan, Hiroshima et Nagasaki (stop) noyés sous des tonnes de paperasse moins importante et le semi-échec de la Mission Eagle – ils avaient retrouvé le cube mais Steve était toujours quelque part, sous l’eau – qu’il poursuivait avec l’acharnement d’un dément.
Et bien sûr, ce bien sûr tellement évident qu’on l’oblitérait beaucoup trop facilement, il y avait Tony. Sa plus grande création, le plus beau cadeau qu’il pouvait un jour offrir au monde – Tony et son esprit brillant, ses sourires éclatants, ses répliques pleines d’audace et de vivacité, Tony qui allait décrocher son diplôme cette année-ci et qui entrerait au MIT en automne, Tony qui fêtait ses treize ans dans deux jours.
Tony qui le regardait en ce moment même, rigide comme une statue, avec une surprise enragée au fond des yeux.
— Comment ça… pas cette année ?
Le patriarche se pinça les lèvres, conscient que le poing qui lui comprimait la gorge ne pouvait trouver sa source que sur l’expression de pure et complète trahison qui s’était dessinée en quelques secondes à peine sur le visage de son héritier. Il y avait ce besoin urgent de s’expliquer, de faire disparaître ces horribles traits qui se fronçaient déjà, se tordaient dans tous les sens les plus affreux que l’on pût imaginer.
— Tony…
— Non. N’essaie même pas de te justifier. J’ai compris, répliqua l’adolescent avec la voix serrée des gens qui se retiennent d’exploser. Dépité, Howard leva une main hésitante comme pour toucher l’épaule en pierre qui se cachait sous l’uniforme de l’internat – mais Tony fit un pas en arrière, hors de sa portée, et tout ce qu’il avait tenté de réparer depuis deux ans sembla s’effondrer au milieu d’eux.
— Et dire… commença le jeune homme, haletant. J’ai cru… Je t’ai fait… J’ai pensé que tu… que tu avais changé.
(Et ça faisait tellement mal d’entendre ces mots crachés avec un tel dégoût parce qu’il savait qu’il avait brisé la confiance de son fils, encore une fois, et que cette erreur était d’autant plus impardonnable qu’il lui avait redonné espoir ces deux dernières années, un espoir qu’il venait de broyer sous ses souliers cirés.)
Tony hurlait en silence et ce cri sans voix faisait mal.
— J’ai changé, Tony, insista Howard. Ce n’est juste pas le bon moment, ça n’a rien à voir avec…
— Justement ! explosa le jeune homme. Ca n’a jamais eu aucun rapport avec moi, n’est-ce pas ? Tu as juste voulu y retourner parce que Steve te manquait, parce que parler de lui, c’est plus facile là-bas et – et – et je croyais que je pouvais endurer ça, j’ai vraiment cru, mais on ne parle jamais que de lui, on ne s’entend bien que dans ces moments-là et je ne peux pas. Mon anniversaire, c’est la seule chose qui rend cette semaine importante à mes yeux – tu ne peux pas m’enlever ça !
Howard laissa sa main retomber mollement sur le côté. Les doigts de Tony tremblaient légèrement et il semblait prêt à pleurer. Pendant un court instant, aucun n’osa rompre le silence glacial qui s’était installé entre eux.
— Qu’est-ce que tu veux ? croassa le père, les yeux tombant sur le coin de son bureau encombré.
Tony serra les lèvres et les poings, une tempête sur le visage.
— Pour ton anniversaire, Tony, précisa inutilement Howard. Qu’est-ce que tu veux ?
— Je n’veux plus te voir ! cracha l’adolescent en claquant la porte.
L’écho du bois heurtant le battant résonna longuement dans les couloirs vides de la Mansion.
Le matin de ses treize ans, Tony trouva à son réveil une troisième petite carte posée sur sa table de nuit. Il la lut d’un air absent avant de la déchirer en quatre parties égales et de la jeter dans sa corbeille à papier, attrapant au passage les gâteaux que Jarvis lui avait préparé la veille. La journée serait longue.
Sur les morceaux éclatés dans la gueule béante du récipient de métal, on pouvait apercevoir des mots anguleux écrits dans une belle encre rougeâtre.
– suis désolé que nous ne puissions pas –
– j’espère la prochaine fois –
– avais raison –
– anniversaire
H
Son père tint sa promesse, cependant. Il ne se montra pas de toute la journée, faisant une brève apparition auprès des invités pour porter le toast annuel à son prodigieux héritier et fuyant la foule dès qu’elle avait eu les yeux tournés ailleurs.
Tony n’aurait su dire s’il devait s’en fâcher ou se montrer reconnaissant.
Anthony Edward Stark sortit du lycée à treize ans, un diplôme avec 95 % de moyenne générale dans les mains et des journalistes sur les talons. Sa mère et Jarvis étaient venus pour l’applaudir ; Maria avait même versé quelques larmes fières en murmurant « C’est mon fils ». Obadiah Stane était discrètement arrivé au milieu de la cérémonie – il sortait d’une importante réunion qu’il avait peiné à écourter – et Peggy Carter, toujours aussi belle dans ses robes droites et beiges, s’était tranquillement installée au dernier rang, ses yeux brillant d’une émotion contenue alors que les noms étaient appelés. Elle lui envoya un baiser de loin et Tony lui rendit un clin d’œil, lui arrachant un de ces sourires un peu tristes.
(Les sourires de Tante Peggy étaient toujours un peu tristes, autant de feuilles mortes cruellement collées dans un herbier.)
Howard n’était nulle part en vue.
Une fois rentré à la maison, il passa nonchalamment devant le bureau de son père. La porte entrouverte laissait apercevoir une pièce curieusement vide – mais un petit rectangle écarlate avait été épinglé sur l’immense carte du Nord juste à l’endroit où devait se trouver la base de Thulé.
Il eut à peine le temps de cligner des yeux qu’il avait traversé la pièce à grandes enjambées et la carte arrachée au tableau tremblait dans ses mains moites. L’encre était noire sur le papier rouge, les traits secs et tracés avec un soin masochiste, les traces d’une larme séchant sur le repli supérieur droit.
Bientôt quarante ans que nous avons gagné la guerre et autant de temps que nous avons perdu le meilleur de nos hommes dans l’océan. Tu nous manques, Steve : l’Amérique est moins belle sans toi.
Et je suis deux fois moins l’homme que j’ai été quand je me suis tenu à tes côtés.
Aux promesses qu’Howard Stark ne pourra jamais tenir,
Deux septembre 1945.
Un PS en lettres serrées le narguait au verso de la carte.
Je suis si fier, Tony. Et je suis tout autant désolé.
Profite de ce jour pour sourire. L’Amérique est moins belle, elle aussi, quand ton rire ne l’illumine pas.
Ton père,
Vingt-deux avril 1972.
— Tu sais, blondie, je crois que mon plus grand regret depuis que tu es allé t’écraser avec ce foutu avion dans ce foutu d’Océan Arctique, c’est de ne pas t’avoir vu danser avec Peggy. Tu lui aurais marché sur les pieds, embrassé sur la joue alors qu’elle tendait les lèvres et commandé un diabolo menthe : ça aurait été d’un ridicule consommé et j’aurais bien besoin de rire de l’embarras que tu aurais fait à l’époque.
…
— Ou alors, le fait que tu aies manqué mon mariage. Ca, c’était de la cérémonie ! Heureusement que Maria m’a entraîné au milieu de la nuit parce que j’étais tellement saoul que j’aurais fini par faire un scandale avec une autre invitée et ça aurait vraiment fait tache sur les gros titres de la semaine, tu voix ? JEUNE MARIÉ ET DÉJÀ VOLAGE ! HOWARD ET MARIA STARK, LE COUPLE IDYLLIQUE ? Par tous les dieux en lesquels je crois, oublie ça, même mon frère pourrait faire mieux en matière d’accroche publicitaire – et je sais que tu n’as jamais rencontré Ed mais crois-moi, ce type n’a aucune créativité. Rien, zéro, le vide intersidéral. Tu t’en arracherais les cheveux, monsieur l’Artiste.
…
— Je regrette que tu n’aies pas été là pour arrêter la guerre, Steve. Je crois… Je crois que j’aime cette illusion que si tu avais toujours été là pour y mettre un terme, Little Boy ne serait jamais parti. J’aime à penser que je ne devrais plus me chercher d’excuses pour avoir laissé ça arriver.
…
— Je regrette que tu n’aies jamais pu rencontrer mon plus grand chef-d’œuvre. Il s’appelle Anthony, il préfère le rouge au bleu et demande sans cesse à mon majordome de lui faire des gâteaux au nougat pour les manger en cachette. Il a construit son premier circuit électrique à quatre ans, son premier robot à huit et il entre au MIT l’année prochaine. Il dort la bouche ouverte. Tu serais fier de lui.
…
— Je suis fier de lui, bordel.
…
— Je crois que je suis saoul, Steve.
C’était bien probable, en effet. Il n’y avait guère plus que les hommes ivres pour s’arrêter et pleurer sans hoquets sur des tombes vides.
Quand Tony eut pesé les mots assez longtemps que pour trouver le courage de pardonner à son père, l’automne était au point culminant de sa déchéance et la chaleur de septembre n’était plus que souvenirs et feuilles mortes que le vent de plus en plus fort balayait sans regrets. Comme à son habitude, Howard était assis derrière son bureau, un verre vide à la main et des traces rougeâtres qui se formaient sous ses yeux fatigués.
Il aurait voulu être n’importe où ailleurs mais là, sous le regard asséché par le whisky et les regrets, l’adolescent se sentait cloué au sol par un malheur cent fois plus grand que le sien.
— Tony ? murmura son père, la gorge rauque de sanglots sans larmes.
Les moments de vérité n’avaient rien de cette gloire qu’on leur attribuait.
— Je croyais qu’un Stark ne devait pas pleurer, répliqua Tony, la voix nouée.
Howard le regarda, les pupilles vaguement brouillées par des larmes vieilles de quarante ans – les deux-tiers de sa vie, comment pouvait-on supporter de passer les deux-tiers de sa vie dans le chagrin et les faux-espoirs ? L’idée avait de quoi révolter même les plus courageux esprits et pourtant, son père était là, plié en deux sur le bureau d’acajou mais assez fort que pour ne pas s’effondrer sur toute cette souffrance, assez solide pour encore avoir la volonté d’essayer.
De l’acier. Son père était fait d’acier – peut-être plié, peut-être rouillé mais de l’acier.
Assez puissant pour le regarder droit dans les yeux et dire, les épaules voûtées et les mains tremblantes :
— Je ne dois pas être un très bon Stark, alors.
Comment une simple phrase pouvait-elle contenir tant de rancœur et d’excuses ? Tony était presque sûr d’avoir attendu ces mots toute sa putain de vie et il se retrouvait à ne plus savoir que faire, à n’avoir qu’une envie folle de courir vers cet homme pathétique prostré sur son bureau, de le serrer très fort dans ses bras d’enfant mal grandi aussi longtemps que pour réparer le vide immense qui les séparait, à enfouir sa tête dans ses chemises tièdes qui sentaient le tabac et la sueur pour enfin avoir le droit de penser « J’aime cet homme qui pleure sur son verre vide ».
Il n’y eut rien de ces effusions maladroites, aucune étreinte qui se serait finie sur les sanglots déchirants dignes d’une tragédie grecque. A la place, le fils contourna lentement le meuble et posa une main hésitante sur l’épaule du vieil homme, lequel couvrit la main fine et pleine de cals de la sienne.
— Papa… hoqueta Tony, des larmes solidifiées au fond de sa trachée. Si ça peut changer quoi que ce soit, je suis désolé.
— Je sais, répondit Howard, ses doigts caressant pensivement la main qui lui agrippait l’épaule.
— Je veux qu’on reparte l’année prochaine. Au Groenland. Pour mon anniversaire.
— Je sais. La semaine est déjà réservée. (Mais Tony ne l’écoutait plus.)
— Je veux qu’on refasse des parties d’échecs avec des bibelots qu’on aura ramassés à la cantine, je veux qu’on reste dans la neige à boire de la soupe tiède juste pour voir le soleil de minuit, je veux que tu me dises bonne nuit et que tu me parles de Steve, de comment il a dragué Tante Peggy, de comment vous êtes devenus amis et ce genre de trucs. Je veux qu’on partage des gâteaux de nougats sur le vol du retour et que tu me dises de ne pas tout manger d’un coup parce que je vais avoir mal au ventre. Je veux te voir pleurer dans la Jeep et sur les bateaux quand tu penses à Steve. Je veux – et la voix de Tony se brisa dans un gémissement plaintif.
Howard ferma ses yeux alourdis par l’alcool, la peine, le sommeil, Tony.
— Je ne veux plus devoir te détester, Papa.
— Je sais, souffla l’interpellé, ses mots tranchés comme des rasoirs.
Tony renifla et desserra progressivement sa prise. Pendant un instant douloureux, aucun ne parla mais le silence qui vivait entre eux ne leur paraissait plus si coupable, tout à coup.
— Tony.
— Papa ?
— Un jour, je serais meilleur.
Nouveau silence. Et un soupir enfin, un souffle d’air qui sonnait à ses oreilles comme un chant de victoire éraillé.
— Je sais.
La fois suivante fut pleine de gâteaux grignotés, de soupe brûlante qui réchauffait les membres, d’échecs et de morpions griffonnés sur des coins de table, de batailles de boules de neige, de contemplation silencieuse du soleil tardif et de Steve. Surtout de Steve.
De la fois où l’agent Carter lui avait tiré dessus, furieuse à propos d’un baiser qu’il aurait donné à une blonde quelconque.
De la fois où il avait ramené un Howard saoul à son laboratoire et que ledit scientifique génial lui avait à moitié vomi dessus en s’effondrant sur ses plans – encore heureux que ce n’était pas le costume de Captain America qu’il portait, c’était une véritable plaie à laver.
Des nombreuses fois où il avait donné son avis d’amateur du dimanche sur les croquis que Steve griffonnait entre deux souffles et les réponses semi-mélancoliques, semi-moqueuses qu’il avait reçu.
Du jour où il avait proposé une fondue à Steve avec son air grivois préféré et que le grand bonhomme avait effectivement viré au rouge écrevisse avant de lui donner une petite tape à l’arrière du crâne, grommelant quelque chose à propos de l’indécence entre ses dents serrées.
De la fois où ils avaient discuté de ce qu’ils feraient une fois la guerre terminée.
De belles choses.
— Gregory, Andy, Cody, Billy, Jimmy, Danny, Terry ou Tommy, Tony…
— J’aime bien Danny pour un Daniel. Ou Tony pour un Anthony.
Un sifflement, presque dédaigneux mais avec la pointe de gentillesse qu’on réservait aux amis un peu trop naïfs pour leur propre bien.
— Qui s’appelle encore Anthony de nos jours, Cap ?
Et Steve qui haussait les épaules, un vague sourire aux lèvres.
— Connu quelqu’un qui avait ce prénom là.
Le pire, c’est qu’Anthony Stark, ça sonnait drôlement bien quand il le répétait en boucle dans sa tête.
Il se souvenait avoir laissé un message à Tony à la fin de l’enregistrement de l’Expo de 74. Il lui laissait un indice sur le réacteur Ark, l’atome de vibranium caché dans la maquette et cette face plissée qui admettait à grand peine que Tony Stark était sa plus belle création. Il avait regardé l’enregistrement des centaines de fois, apprenant par cœur les mots et les intonations exactes qu’il avait prononcés ce jour-là.
Ils lui paraissaient étrangement vides, creux, sans la conviction dont il se sentait grandi.
Une nouvelle caméra-enregistreuse, un bureau éclairé et quelques heures plus tard, il se retrouvait presque à cours de mots devant l’objectif accusateur.
— Tony, commença-t-il avec un léger tremblement et les phrases s’agencèrent toutes seules, comme des pièces d’un puzzle qui avaient trop longtemps attendu qu’on les mette à la bonne place.
Quand il eut terminé de parler, il attacha le film avec celui de 74 et colla une petite note dessus qui disait « A VISIONNER ENSUITE ». Tony n’avait jamais été un fan des règlements donc Howard ne pouvait qu’espérer qu’il suivît ses instructions quand le moment arriverait.
Restait à espérer que ce moment n’arrivât pas trop tôt.
Tony eut sa première gueule de bois à quatorze ans et demi, sa première copine au même âge et son premier rapport sexuel quelques semaines plus tard – ou du moins, c’était ce que la presse hurlait en caractères gras sur tous les hebdomadaires.
Maria avait laissé échapper un grognement de déplaisir devant un étalage d’indécence, surtout depuis qu’il concernait son fils ; quant à Howard, il ne savait trop quoi en penser. Il avait commencé à papillonner presque au même âge, embrassant langoureusement des filles parfois de dix ans plus âgées que lui derrière des rideaux ou dans des bureaux vides – parfois, il était allé un peu plus loin mais rien de plus que des caresses maladroites qui arrachaient plus de ricanements que de soupirs. Il se souvenait des gros titres sur ses conquêtes furtives, des regards d’indifférence de son père et des reproches à mi-voix fait par sa mère dans les couloirs assombris.
— Tu élèves un bon à rien, Howard ! Regarde comment il se comporte, c’est dégradant, humiliant – tu ne peux pas tolérer ça !
Howard, deuxième du nom et seize ans à l’époque, avait simplement serré très fort les dents pour ne pas montrer à quels points les mots le blessaient comme du sel jeté sur des plaies à vif. « Si un ennemi menaçait un Stark, il fallait toujours répliquer plus fort. » Il avait donc relevé la tête et continué à lancer des baisers aux midinettes dans la vingtaine qui se pressaient comme des vautours autour de lui.
Mère avait toujours préféré Ed, de toute façon.
Il secoua tout simplement la tête et, quand vint le moment d’en parler avec Tony, il laissa de côté les choses les plus importantes.
— Tu es un Stark, fils. Le monde voudra toujours une part de toi. Assure-toi simplement de leur en donner le moins possible, blinde ton cœur et garde toujours en tête que les personnes qui t’aiment avant d’attendre quelque chose de ta part sont aussi rares que le vibranium.
Protège-toi, Tony. Protège ton cœur trop grand et ton idéal trop beau. Protège-toi et garde cette beauté pour ce bon partenaire auquel Steve croyait tant. Protège-toi parce que ce monde est laid, ce monde est cruel et jalonné de mes erreurs. Protège-toi parce que je ne veux pas te perdre toi non plus.
Tony hocha la tête, comme vaguement concerné par la tirade de son père et se repencha sur ses calculs. Il essayait de construire une Intelligence Artificielle avant la fin de l’année académique. Cela avait fait rire ses partenaires de dortoir – les adolescents ! – et hausser les sourcils des professeurs. Il y avait même des paris qui débattaient s’il allait réussir ou pas, le nombre allant contre Tony était à ce propos plutôt impressionnant.
Pour Howard, il ne se posait même pas la question. Son fils allait réussir.
(Cela lui prendrait simplement du temps.)
— Steve a vraiment cru que tu couchais avec Tante Peggy ? s’exclama Tony, la bouche à moitié pleine d’un gâteau au nougat.
Howard cligna les yeux. Comment en était-il arrivé à parler cette anecdote encore ? Ah oui, Tony avait suggéré qu’ils organisent une fondue savoyarde avec les ustensiles un peu vétustes de la cantine – il procéderait à un remplacement du matériel dès qu’il aurait mis un pied dans le manoir – et il avait tout simplement explosé de rire au souvenir d’un avion, de Cap et l’Agent Carter dans le fond et du teint complètement écarlate de Steve quand ce dernier était venu lui demander ce qu’était une fondue en réalité. Même après quarante ans, cette histoire n’avait pas pris une ride.
Howard ne se souvenait plus avoir autant ri depuis… un long moment.
Bien sûr, Tony avait voulu connaître la cause d’une telle hilarité, occurrence quelque peu inhabituelle chez son père, et il ne semblait pas vouloir y croire davantage maintenant que l’histoire lui avait été contée en long, en large et en travers. Le PDG de Stark Industries se contenta d’hocher la tête, des sursauts de rire encore coincé dans la gorge.
— Et tu l’as fait ? demanda son fils, le regard dévoré d’une curiosité malsaine.
Le visage d’Howard se ferma. Ce n’était définitivement pas une route sur laquelle il voulait s’aventurer et encore moins avec son fils. Lequel se contenta de froncer les sourcils et de rouler des yeux.
— Papa, j’ai vu Maman embrasser des dizaines d’autres hommes derrière des rideaux pendant des soirées ou même revenir à la maison avec des suçons que tu ne lui avais visiblement pas fait parce que tu t’étais encore enfermé dans ton bureau. Ne me prends pas pour un imbécile en me faisant croire que vous êtes un couple uni alors que vous avez dormi dans des chambres séparées presque toute ma vie, c’est juste… insultant.
L’aîné soupira et souhaita presque avoir une gorgée d’alcool à se mettre entre les lèvres. Son fils était beaucoup trop intelligent pour son propre bien.
— Une fois, admit-il, les yeux fixés pensivement sur le plafond grisâtre de la base scientifique.
— Tu étais déjà marié ?
— Fiancé, mentit-il. (Une pause.) Je l’ai regretté toute ma vie.
Tony éclata d’un rire bref et sec – froid comme l’air piquant du soir et amer comme l’eau.
— Parce que c’était la gonzesse de Cap ? Laissez-moi deviner, vous aviez quoi, un code dans le style « Première règle : Ne jamais piquer la nana d’un ami » ?
— Ta mère ne méritait pas ça.
(Tony ne méritait pas ça.)
Le rire se tut dans les couloirs de métal et Tony prit un ton doux, affectueux pour lui répondre :
— Elle t’aime toujours. C’est pour ça qu’elle n’est jamais partie.
Cela faisait mal de se l’entendre dire mais Maria méritait bien cette nouvelle blessure. Et Tony aussi. Et peut-être que lui aussi, Howard Stark, destructeur attitré du monde, milliardaire ingénieur, PDG d’une des plus grosses multinationales de toute la planète, méritait une certaine forme de rédemption.
Peut-être.
— Quelle famille de merde on fait, quand même, jura Tony, un sourire aux lèvres.
— La meilleure, répliqua Howard. Morpion ?
— Prépare-toi à perdre.
Un soir d’été, il refit l’amour à Maria.
Au départ, il avait simplement prévu de lui tenir la main et de lui raconter sa semaine au Groenland, les progrès qu’il pensait faire avec Tony et tout ce qu’il avait gardé sur le cœur depuis qu’ils dormaient de nouveau ensemble mais Maria Stark ne lui en avait pas laissé l’occasion et s’était penchée sur lui pour capturer ses lèvres. Les gestes étaient revenus presque naturellement et il avait redécouvert avec un étonnement émerveillé les points sensibles qui faisaient gémir ou crier sa femme de plaisir. Après leur étreinte, elle resta longuement à le regarder, couchée sur le flanc – et Dieu, qu’elle était magnifique.
Il se sentait soudain tellement honteux d’avoir fait souffrir cette femme qui était sienne pendant tellement d’années, il se sentait étouffé par les regrets qu’il ignorait avoir accumulé et cela faisait mal.
— A quoi penses-tu ? demanda-t-elle, d’un ton doux qui lui donnait envie de pleurer, de la serrer tellement fort qu’il ne voulait plus jamais la laisser s’éloigner.
Une brûlure quitta son œil humide, aussi agressive qu’une morsure de gel.
— Que j’ai beaucoup d’excuses à présenter.
A ces mots pitoyables, un petit rire clair remua le creux de la gorge de Maria – un son divin – et pendant un moment précieux, Howard Stark crut le bonheur enfin à portée de main.
Il fut surpris de ne pas trouver la réponse de Tony attendant sur le bureau d’acajou le soir de son seizième anniversaire, quand la réception annuelle fut clôturée. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’un rituel explicite mais cela faisait six années – si on comptait quand même celle manquée des treize ans – qu’ils partaient ensemble chaque semaine de fin avril au Groenland, dans la même base branlante, à passer leur temps en glissant sur la glace, en jouant aux échecs, morpions et autres jeux qu’ils inventaient tout au long du séjour, en parlant de Steve, du passé d’Howard ou simplement du futur. Certainement, une routine avait dû s’installer et de voir Tony la briser si nonchalamment le mettait mal à l’aise.
Il le retrouva dans le laboratoire installé dans les fondations – Howard l’avait fait installer après son mariage, pour des raisons pratiques, et c’était devenu en moins de trois ans l’endroit préféré de son fils – occupé à débrancher des circuits, à recalculer des paramètres gribouillés sur des feuilles volantes, à vérifier les équations écrites sur l’immense tableau noir qui prenait la moitié d’un mur. Un crayon dans les dents, Tony le salua d’un vague signe de tête et reporta immédiatement son attention sur la masse de câbles, tôle et acier qui reposait devant lui, inerte. Son projet d’IA, dont la construction tardive le mettait sur les nerfs depuis déjà quelques mois.
— Je n’ai pas reçu ta réponse, précisa Howard quand il devint clair que son fils ne demanderait pas pourquoi il se trouvait là.
— Hu, grogna Tony, ses doigts plein de cambouis tripotant un câble de la grosseur de son poing. Pas envoyée. Désolé. Merci pour les gâteaux, c’tait cool.
— De rien. Je demande à Jarvis de préparer ta valise ?
Étrangement, Tony poussa un long soupir exaspéré et un poing d’acier joua un instant avec les entrailles d’Howard, poussant cruellement là où cela risquait de faire mal. La sensation s’accentua quand l’adolescent enleva ses lunettes de protection et regarda son père d’un air ennuyé, peut-être un peu en colère aussi.
— Je ne viens pas à Thulé, cette année.
S’il ressentait ce que son fils avait ressenti trois ans plus tôt quand Howard avait dit non, il pouvait aisément pardonner sa colère vivace. C’était comme de se prendre un coup de coude dans les dents – on avait beau se préparer à l’impact, la douleur était tout simplement atroce.
Il cligna les yeux.
— Si ce n’est pas ce que tu veux, essaya-t-il de tempérer, nous pouvons aller autre part. Choisis une destination et le jet sera –
— Non, coupa Tony avec une pointe de venin. Je veux dire : je ne pars plus. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, j’ai des choses plus importantes à faire que de patauger dans la neige en regardant le soleil se coucher et en écoutant tes fabuleuses histoires sur ton fabuleux ami qui a combattu dans la deuxième guerre mondiale et –
— Steve n’a rien –
— Pour l’amour du ciel, Papa ! Cesse de me traiter comme un enfant ! J’ai passé l’âge de ces sorties ridicules où l’on ne fait rien d’autre que pleurer sur l’âme disparue de l’héroïque Captain America, entre deux partie d’échecs improvisées ou des balades dans le froid, j’ai passé l’âge où tu me racontais encore des histoires avant d’aller dormir et j’en ai marre de – de –
De passer tout ce temps en ta compagnie.
Tony garda les dents serrées. Les vérités les plus justes étaient toujours muettes.
Howard tourna les talons et quitta le laboratoire, le dos raide et les yeux fatigués.
Il avait tout de même volé jusque Thulé. Les gens s’étaient écartés sur son passage, débattant dans son dos du pourquoi de l’absence de son fils. Les lits étaient froids, la nourriture fade, le vent piquait les yeux et le gel mordait les joues – mais tout n’était plus vraiment pareil, sans Tony pour se plaindre des couvertures qui grattaient, pour jouer avec la purée insipide avant de l’avaler à contrecœur, pour offrir son visage au froid de l’extérieur ou pour embêter les chercheurs avec ses théories.
Sans Tony, Thulé n’était qu’un cube de métal vide et glacial qui suintait de vieux souvenirs. De fantômes aux yeux bleus et aux grands sourires.
Il entendait presque Steve soupirer longuement contre son oreille, son battement de cœur fragile à côté du sien pendant les longues heures froides après minuit. S’il fermait très fort les yeux, il pouvait presque sentir de longs doigts courir dans ses cheveux négligés et tapoter tranquillement ses joues et son front – et quand il ouvrait les yeux, il n’y avait plus que des courants d’air caressant son visage et même la lumière crue qui inondait sa chambre aux murs vides était une illusion.
— Tout ira bien, murmura Howard dans son oreiller mince, les dents serrées à s’en faire mal. Tout va bien, tout va bien, tout va bien, bien, bien –
Il aurait donné n’importe quoi pour être capable de croire en son mensonge.
Rien qu’une infime seconde.
Tony termina de construire son IA en automne. Les journalistes sautèrent sur l’évènement comme des vautours sur une charogne ; des interviews furent données de tous les côtés, chacun réclamant sa part de détail sur le comment, le pourquoi et une foule de détails sans importance. Howard se contenta de sourire calmement et d’affirmer tout aussi tranquillement que les capacités de son fils n’avaient jamais été mises en question, qu’il l’avait toujours cru capable de dépasser les limites du jamais-vu et de l’impossible. Il avait tapoté l’épaule raidie de Tony, comme s’il s’agissait du geste le plus naturel du monde, avant de s’éloigner de la lumière des projecteurs.
Parmi le flot de questions qui tourbillonnèrent dans les conférences, les flashs des appareils photographiques et le bourdonnement des caméras, une particulière perça la clameur de la foule.
— Doit-on s’attendre à voir prochainement des nouveaux modèles de… votre IA a-t-elle un nom, d’ailleurs ?
Tony pinça les lèvres, agissant comme si la question avait germé dans son esprit depuis un moment, et répondit avec une voix étrangement tendue :
— Tout dépend de votre définition de prochainement mais avant de créer d’autres robots sur ce modèle, je tiens à améliorer l’original autant que possible. Dummy n’est qu’une première version après tout et vous connaissez notre devise : « Ne jamais s’arrêter avant la perfection. »
— Je croyais que c’était « Le futur, c’est nous » ? interrompit une jolie blonde, un rire dans la voix.
— Celle-là aussi, admit l’enfant prodige avec un clin d’œil.
La réplique fit naître quelques rires enthousiastes et le nom de l’IA fut perdu dans le sourire charmeur que Tony offrit à la caméra.
— Dummy ? demanda Howard à voix haute, perplexe quant au nom choisi pour ce qui serait sans doute l’une des plus grandes créations de son fils. Lequel se mordit la lèvre inférieure et laissa son regard défiler sur les haies qui bordaient l’allée menant au Manoir Stark.
— Pas très flatteur comme nom, fit remarquer l’adulte, curieux mais peu désireux de pousser le problème plus loin. Après tout, c’était l’invention de Tony et il avait quelques noms de projets dont il n’était pas forcément fier non plus.
(Dont un baptisé Cornichon qui restera à jamais enterré très profondément dans sa mémoire et dont il ne voulait plus jamais entendre parler, qu’on l’en remercie.)
L’été avait été maladroit entre eux, depuis qu’Howard était revenu de Thulé sans Tony, et l’un comme l’autre avait multiplié les occasions pour éviter de se parler – cela n’avait pas été une manœuvre très difficile, les inventions de Tony et la compagnie d’Howard faisant un admirable travail pour les garder occupés – fuir la confrontation à tous prix, au grand déplaisir de Maria qui en savait visiblement bien plus qu’elle ne voulait le laisser croire.
Le silence qui vivait entre eux en devenait insupportable.
— C’est moi qui ai été stupide, répliqua soudain Tony, abrupt mais ses joues rougissaient d’une honte contenue.
Ce jour-là, Howard découvrit sans surprise que son fils n’avait aucun don avec les excuses – et peut-être qu’un sourire crispé parvint à se frayer un chemin sur ses traits d’habitude impassibles.
— C’est de famille, je présume.
Tony acquiesça faiblement, un rire nerveux au fond de la gorge.
— Je… Tu… Maman n’est pas stupide.
— Elle n’est pas née Stark. Crois-moi, si tu avais connu ton oncle et ton grand-père, tu serais d’accord avec moi. Les Stark sont tous des imbéciles profonds, c’est inscrit dans notre code génétique. Quelque part. Je cherche toujours l’endroit exact.
— Nous sommes déjà de bons spécimens, hein ? soupira Tony avec une fatalité feinte.
— Définitivement. Heureusement, je ne perds pas l’espoir de trouver un remède.
Ils fermèrent les yeux de concert, savourant la plaisanterie en même temps que le moteur s’arrêtait, indiquant qu’ils étaient arrivés. Maria les attendait sur le perron, un sourire sur ses lèvres rosées.
— Je me rattraperais la prochaine fois, finit par admettre Tony alors qu’ils sortaient de la voiture – et cela sonnait presque mieux que toutes les excuses du monde et Howard pouvait jurer qu’ils étaient presque heureux, ce jour-là.
Leurs sourires identiques n’étaient pas larges mais ils brillaient comme mille soleils.
Le jour du dix-septième anniversaire de son fils, Howard ramassa une petite carte rouge sur le coin de son bureau. Ce n’était pas la même que celle qu’il avait laissée à Tony ce matin mais c’était bien son élégante écriture en encre dorée couvrait qui presque tout le papier cartonné.
Je suis désolé, Papa. Je ne veux plus te voir pleurer (encore).
Reviens à la maison.
Parce qu’ici ou là-bas, rien n’est plus vraiment pareil quand tu n’es plus là,
Ton fils.
Howard resta muet un long moment puis pressa le papier contre sa poitrine tremblante. Peut-être que s’il maintenait cette position assez longtemps, les mots finiraient par s’imprimer sur son cœur. (Et il ne les laisserait jamais partir, plus jamais, jamais –)
Oh, Tony, Tony, je t’aime aussi.
Quand ils atterrirent à Thulé, cette année-là, la neige luisait tellement fort, près de mille soleils éclatant en grains doux sous leurs bottes, qu’elle semblait leur crier avec les bras grand ouverts : « Bienvenue à la maison ! »
Le rire bref de Steve résonnait comme un clairon dans l’air sec.
Tony Stark obtint son diplôme universitaire à l’âge de dix-sept ans. La proclamation fut un véritable calvaire tant les paparazzis se pressaient dans tous les coins pour prendre des photos sous tous les angles possibles et inimaginables. Père comme fils se fendirent d’un grand discours remplis de fierté, d’accomplissement et d’avenir brillant avant de s’éclipser à grand peine de l’endroit bondé. Toujours parfaitement organisée, Maria avait planifié une réception privée le soir même – rien que des amis et collègues proches, rien de trop extravagant – pour fêter cette nouvelle réussite et pendant que Jarvis accompagné de la horde de domestiques engagés spécialement pour ce genre de soirées s’occupaient de servir le champagne, Howard réalisa à quel point son fils avait grandi.
A quel point il avait vieilli lui-même.
Sa gorge se noua quand il leva son verre bien haut, attirant le silence et l’attention de tous ses convives. Coincé entre James Rhodes et Peggy, Tony le regardait, un sourcil haussé par la surprise.
— Mon père est parti trop tôt, commença-t-il avec une appréhension certaine.
Le silence se fit glacial et les gestes figés ; tous les yeux écarquillés s’étaient tournés vers Howard Stark qui pour la première fois en cinquante ans parlait de son prédécesseur et homonyme sans haine ni rancœur.
— Mon père, Howard Stark Ier, est mort quand j’étais à peine un homme. Je me rappelle l’avoir regretté mais plus encore, je me souviens avoir regretté qu’on ne me laissât pas le temps de le pleurer correctement. Il y a tant de choses que j’aurais voulu partager avec lui : des réussites à montrer, des erreurs et des échecs à cacher. Je me souviens avoir voulu qu’il soit là lorsque j’ai épousé Maria ou lorsque Tony est né. J’aurais voulu qu’il me conforte dans mes choix et me soutienne avec fierté lorsque je me suis trouvé face à des moments difficiles.
Son épouse pleurait doucement dans son mouchoir, désormais, et à en juger par la boule qui lui obstruait la gorge, il ne devait pas être très loin des larmes non plus.
— Ce que je veux dire, fiston, poursuivit-il en cherchant le regard de Tony, c’est que j’ai manqué de ces choses durant ma vie. Assez pour souhaiter que cela n’arrive à personne d’autre et c’est pourquoi – c’est pourquoi je veux être avec toi maintenant, Tony, à tes côtés pendant ce temps de célébration. C’est pourquoi je dis maintenant à quel point je suis fier de l’homme que tu es en train de devenir, de ce que tu as et ce que tu vas accomplir, à quel point c’est important pour moi d’être ici, à la maison, à simplement te regarder sourire.
— Alors, souviens-toi, Tony – et sa voix tremblait tellement fort qu’elle menaçait de se briser comme le verre qu’il serrait dans sa main – je t’aimerai toujours et je t’ai toujours aimé.
Les yeux noirs de Tony brillaient comme des étoiles allumées.
— A la plus grande chose qu’il me soit jamais donné de créer. A mon fils, Anthony Edward Stark.
La foule explosa en un tonnerre d’applaudissements.
Une nouvelle carte l’attendait sur le coin de son bureau, le lendemain matin – écarlate, à l’encre dorée et légèrement ondulée comme si elle avait été trempée de larmes douces.
Merci. Merci pour tout.
Je t’aime aussi, Papa.
Tony
Il la rangea avec celle reçue quelques mois plus tôt, dans le tiroir gauche de son bureau – celui sous la photographie de son mariage – le même où il avait installé une ligne spéciale qui était censée l’informer d’une quelconque avancée concernant la mission Eagle (si on retrouvait un jour ce putain d’avion, dans toute cette putain de glace).
Après quarante ans, ce téléphone n’avait jamais fonctionné.
Howard avait depuis longtemps perdu l’espoir de le voir sonner un jour.
— Tu sais ce que j’aime le plus, ici ? demanda Tony au milieu de leur dixième partie d’échecs que suivaient avec une passion désintéressée les rares membres de la base qui traînaient encore dans la cantine à cette heure.
Avec les années, ils avaient accumulé des objets personnels dans ce que les scientifiques appelaient désormais « les chambres Stark » : des circuits, des plans, des robots à moitié construits, encore des plans, des équations compliquées et des plans toujours plus fous les uns que les autres – à tel point que ces chambres ressemblaient plus à des minuscules laboratoires qu’autre chose. Néanmoins, rien ne les distrayait autant que leurs parties d’échecs avec le plateau et les pions improvisés : elles se terminaient invariablement en stratégies compliquées pour acculer l’adversaire et sitôt que l’un gagnait, l’autre réclamait vengeance.
(Quand les échecs commençaient à les ennuyer, ils passaient au go. Puis au morpion sur des gigantesques feuilles quadrillées. Leurs parties duraient des heures entières et remplissaient avec aisance les blancs de leurs journées désœuvrées.)
Ca les faisait rire.
— Quoi donc ? répondit Howard en avançant le cavalier qui lui restait pour prendre un nouveau pion – son premier avait été éliminé par la reine de son fils quelques tours avant, un coup particulièrement vicieux s’il devait l’admettre.
— La lumière, conclut rêveusement Tony en reculant sa tour, renforçant ainsi la faiblesse du côté droit. Quand la neige brille ainsi dehors, on dirait que le soleil veut illuminer toute la terre. C’est… comment dire ?
— Beau ? essaya le père en sacrifiant un autre pion.
— Grandiose, corrigea son fils en prenant le pion avec son autre tour. Échec au roi, au fait. Ou… non, échec et mat tout court, y a pas moyen que tu te sauves.
Howard poussa un grognement frustré et jura qu’il prendrait sa revanche. (Il l’eut plus tard, quand une boule de neige traitresse s’égara dans les cheveux de Tony, lui arrachant un cri peu viril de surprise outragée.)
Loin au-dessus d’eux, l’astre solaire inondait Thulé de ses rayons paresseux. Leur couleur rappelait la couleur fade des cheveux de Steve – et son rire résonnait toujours dans l’aquilon au loin, comme une marque de bienvenue jamais oubliée.
Quand Tony attint ses dix-huit ans, Howard revérifia pour la millième fois que tout était en ordre pour cette affaire de succession.
Il atteignait presque les soixante-dix ans et sans avoir perdu la moindre once des facultés qu’il mobilisait pour faire tourner Stark Industries, il n’avait plus l’esprit aussi ouvert, aussi jeune, aussi réceptif aux possibilités à exploiter pour gagner plus de rentabilité. Il déléguait de plus en plus de travail à Obadiah mais cela ne suffirait pas éternellement – il faudrait un nouveau visage à Stark Industries, un corps et une mentalité jeune, assez entreprenante que pour donner une impulsion nouvelle à la compagnie.
Tony – Tony avait été formé pour cela, bien sûr, et il hériterait de la direction générale dès qu’Howard aurait laissé son siège vacant mais il avait souhaité que cet héritage ne fût pas une prison. Il lui avait laissé le choix de ne pas prendre la place vide qu’il allait laisser et à partir de là, Obadiah se chargerait du reste.
Bien sûr, il ne souhaitait pas que la transition se fît aussi abruptement qu’elle l’avait été pour lui : il voulait guider Tony dans cette épreuve, l’aider à prendre ses marques sans l’influencer, le conseiller quand son fils viendrait lui demander de l’aide. Il voulait être un père, celui dont Tony avait manqué la plus grande partie de sa vie et qu’il n’avait regagné qu’à grand peine.
Et seuls Maria et Tony compteraient ensuite. (Ils auraient dû toujours compter autant.)
Et peut-être alors, il serait capable de fermer les yeux sans se sentir coupable d’être là, d’être vivant, d’être heureux. Peut-être qu’alors, il pourrait regarder sans crainte ni honte dans les yeux bleus morts de Steve et dire « Je peux enfin te laisser partir. »
Peut-être qu’il arriverait même à ne pas culpabiliser de ne pas avoir pu tenir cette promesse.
Peut-être.
Howard apprit plus tard que Steve avait abandonné les recherches au bout de quelques heures. Nulle trace du cadavre du Sergent Barnes et les troupes d’HYDRA bougeaient tellement vite qu’il avait fallu amener le Docteur Zola de toute urgence à Londres, afin d’obtenir les informations nécessaires pour la contre-offensive. Londres avait été bombardée peu de temps avant et tout le monde était en état d’alerte maximale, les armes prêtes pour la riposte. Le Captain et les Howling Commandos avaient gagné un court répit avant la prochaine vague de combat qui promettait sans doute d’être la dernière – tout le monde pouvait sentir la tension escalader à une vitesse folle et chacun se préparait dans son coin à ce qui allait probablement être le voyage sans retour.
Le plan de Steve était fou, avec de nombreuses failles et très peu de chances de réussite – rien que pour cela, Howard était totalement sûr que ça allait marcher.
Il lui avait tendu son bouclier avec un haussement d’épaules et une faible plaisanterie au bout des lèvres :
— Essaie de revenir, hein ?
En réponse, Steve avait souri un peu tristement et lui avait serré le bras avec amitié, ce qui devait être l’équivalent plus ou moins viril d’une étreinte. Howard lui agrippa les coudes et serra brièvement son ami contre lui, une prière muette bondissant dans son esprit.
— Je tâcherais de ne pas me perdre, souffla le Captain avec ferveur. De toute façon, tu finirais par me retrouver.
Le milliardaire appuya légèrement son poing sur l’épaule du gamin venu de Brooklyn, éclata de rire ce faisant, un rire un peu faux qui cachait une promesse.
— Toujours, blondinette, toujours.
Il n’avait jamais cessé de chercher. Mais peut-être était-il temps.
Tony eut dix-neuf ans l’année suivante et Howard prit finalement une décision.
— J’aimerais qu’on revienne pendant la première semaine de juillet l’année prochaine.
Son fils le regarda, sourcils froncés et bouche entrouverte, mais ne demanda pas la raison d’un tel bouleversement. Malgré le silence confortable qui flottait dans l’air, Howard se sentit soudainement obligé d’expliquer.
— Le 4 juillet 1992. Pour l’anniversaire de Steve. Il aurait eu soixante-dix ans et je pense… je pense que ce sera une bonne date pour lui dire au revoir. Tourner la page, symboliquement parlant.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda brusquement l’adolescent – et il y avait une pointe de panique dans sa voix, un « non, non, NON » qui refusait d’être dit mais qui lui obstruait la gorge avec un besoin douloureux.
— Je veux dire, commença Howard avec une lenteur calculée, je veux dire que je ne peux plus revenir ici indéfiniment, Tony. J’aime cet endroit – laisse-moi finir ! – j’aime cet endroit et ce qu’il représente pour nous mais cela doit bien finir par s’arrêter un jour et je sens, je sens au fond de moi-même qu’il est temps. Steve est un de mes meilleurs souvenirs mais il reste un passé sur lequel je n’aurais pas dû m’attarder si longtemps. Tu es là, prêt à prendre ton avenir en main, et tu auras sans doute besoin de moi dans quelques mois et je ne peux pas – Tony, ne me coupe pas, s’il te plaît ! – je ne pourrais pas être là si Steve est encore là. Je dois le laisser partir.
Il avait à peine terminé sa tirade que Tony s’était logé contre lui, ses bras tremblant contre les épaules de son père. Presque timidement, Howard attrapa les avant-bras du jeune homme et serra la silhouette fine le long de sa poitrine. Il entendait presque Steve applaudir dans les couloirs vides, à mois qu’il ne s’agisse des battements de son propre cœur battant furieusement à ses temps.
— Je suis fier de toi aussi, Papa, murmura Tony, les paupières serrées.
Un « Je t’aime aussi » flotta entre eux sans qu’aucun n’eût le besoin de le dire ou de l’entendre. Les vérités les plus simples restaient muettes.
Les vérités les plus belles avaient la chaleur de mille soleils.
Quand il revint de Thulé cette année-là, Howard Stark serra avec tendresse l’épaule de son fils, dormit au côté de sa femme, se réveilla sur un baiser et pensa « Je suis heureux » sans qu’aucune honte ne vint rougir ses joues. Il visita la tombe de Steve le jour de l’Indépendance et lui annonça qu’il ne reviendrait plus, parce que la vie était le peu d’avenir qui lui restait désormais et cet avenir était Tony et Maria. Il put jurer entendre le Captain l’approuver, avec ce sourire d’enfant mal grandi qu’il avait toujours gardé. Il rentra chez lui avec une boule de chaleur au ventre, souhaita bonne nuit à son adolescent de garçon – un homme, Howard, un jeune homme plein de promesses et d’avenir brillant – embrassa son épouse et s’endormit le sourire aux lèvres.
La vie tenait à peu de miracles.
— Peu importe ce qu’il arrive demain, Howard, il faut que tu me promettes un truc.
— Ce que tu veux, blondie.
— Que tu vas rester l’homme que tu es. Pas le fabricant d’armes milliardaire dont les journaux parlent, pas l’Howard Stark qui joue sur scène, mais un homme de bon sens et de meilleur cœur. Un homme digne d’être respecté. Un homme de… un type bien.
— … Aha. L’esprit d’Erskine est venu te visiter cette nuit, Cap ?
— Rigole, seulement. Il aurait dit la même chose s’il avait été à ma place.
— Je sais mais… je ne peux pas promettre ça, gamin. Juste… je peux juste dire que je vais faire de mon mieux. Mais au final, je resterais sans doute… simplement moi, Howard Stark, et tu seras probablement déçu.
Un doigt sur son cœur et une légère pression dessus.
— Ne sois pas si sûr de me décevoir, Howard, parce que je te connais. Je teconnais et l’homme que j’ai vu à l’œuvre sur ces champs de bataille n’était pas un mensonge, je peux te le garantir. Tu peux toujours te moquer mais Erskine disait souvent que c’est dans le malheur que nous ne sommes jamais que ce que nous sommes.
Un rire s’éleva, faux et un peu solitaire.
— Si j’te connaissais pas assez, p’tit gars, je dirais que t’as bu un verre de trop.
HOWARD STARK DÉCÉDÉ : L’AMÉRIQUE EST EN DEUIL !
17 décembre 1991.
Le Président de la compagnie multinationale Stark Industries est décédé dans la nuit du 14 au 15 décembre d’un accident de la route. Il semblerait qu’il revenait d’un gala organisé par une compagnie associée où il a participé plus tôt dans la soirée, accompagné de son épouse, et que le chauffeur ait dérapé sur une plaque de verglas. Celui-ci s’en est tiré indemne mais le couple Stark n’a pas eu cette chance. Âgé de soixante-huit ans, Howard Stark était l’un des –