kandai_suika: (wolverine)
Kandai ([personal profile] kandai_suika) wrote2013-03-25 08:13 pm

[fic] A thousand suns (Partie I - II)

Note : Originellement posté en mars 2013. Non relu.
Continuité : Captain America: The first avenger, Iron Man I et II, reprend quelques éléments d'Avengers.
Taille : ~9000

[Partie I - I] [Partie I - II] [Partie I - III] [Interlude] [Partie II] [Épilogue]

— Eh, crevette, tu comptes faire quoi quand cette putain de guerre sera terminée ?

De dix bons centimètres plus haut, Steve Rogers lança un regard mi-amusé mi-agacé au scientifique qui venait de poser la question. Ils étaient à nouveau réunis pour faire des ajustements sur le costume – pendant un délire semi-éveillé, Howard avait eu une brillante idée d’amélioration et comme Steve était coincé à Londres pendant encore quelques jours, mieux valait en profiter. Entre les vaines tentatives de Peggy qui rendait tant bien que mal le sourire au Captain en deuil et les questions incessantes d’Howard destinées à le distraire, il était surprenant que celle-là en particulier ait mis autant de temps à être posée.

Parce que c’était la question que tout le monde posait à tout le monde – et plus qu’une suite de mots sans consistance dont on n’attendait pas de réponse particulière, il s’agissait surtout d’un moyen de tenir durant les heures les plus noirs quand les bombes explosaient au-dessus des têtes, de se rassurer sur le fait qu’il y aurait une victoire un jour et qu’elle irait à leur camp, que la guerre ne définissait pas totalement l’espace et le temps.

— Sais pas, répondit Steve en haussant les épaules. Me rendre utile, sans doute.

— Gamin, ne me dis pas que l’icône nationale de l’Amérique n’a pas plus d’ambitions que ça, répliqua Howard, un peu consterné par la réponse reçue. T’as aucune fille qui t’attend au pays ? Une jolie poupée qui se ferait toute belle pour accueillir son soldat héroïque quand il reviendra d’avoir tué les nazis, avec qui tu te marierais par la suite et aurait une portée de têtes blondes toutes plus adorables les unes que les autres ?

A l’insinuation, la couleur des joues de Steve prit une teinte de soleil couchant – ou de sang répandu sur la neige – mais le soleil était une bien moins macabre métaphore pour décrire la nuance de rouge qui venait de monter à l’adorable figure du Captain, lequel bredouillait d’abord pour retrouvait sa contenance.

— Je n’ai… Enfin, il n’y a… Je suis pas…

— T’inquiète pas, beau gosse, le rassura Howard, son habituel sourire charmeur glissant sur son visage comme une seconde peau. Je veux bien être ton témoin, s’il n’y a que ça qui te dérange. Par contre, il faudra que tu apprennes à danser sans lui marcher sur les pieds, si tu ne veux pas que l’Agent Carter te encore tire dessus. La mariée tirant sur son promis, cela gâcherait horriblement la fête.

— Très drôle, Stark. (Steve souriait, sous tout ce rouge.)

— Et nos gamins joueront ensemble dans le jardin de ta petite villa située en bord de mer, continua le plus âgé, entre songeur et franchement amusé.

— En bord de mer ?

— Tout à fait ! Avec le vent de l’Atlantique qui vient te gonfler les poumons, ne serait-ce pas magnifique ? On donnera des réceptions dans le salon qui donnerait sur une baie et puis, quand on sera trop vieux pour faire ce genre de fêtes stupides, on ira apprendre la pêche à nos enfants… Je vois parfaitement une petite Miss America le nez dans le sable pour ramasser des crabes.

— Une Miss America, hein ? (Et le sourire de Steve s’élargissait de seconde en seconde.)

— Ouais. Ce serait ma filleule parce que je t’aurais supplié pendant toute la grossesse d’être son parrain : tu ne pourras rien me refuser. J’en profiterais pour la gâter jusqu’à la moelle. Je lui achèterais des robes de princesse, des colliers et des caramels que je lui passerais en douce pendant que tu seras occupé à montrer à ton filleul comment on fait pour grimper aux arbres. Il tombera, tu le rattraperas et on finira par s’engueuler parce qu’on sera les pires parents de tout l’univers.

Et c’en fut sans doute de trop : Steve éclata d’un rire volontaire, suivi de près par son ami tout aussi hilare. Quand l’euphorie retomba quelque peu – ce qui prit plusieurs minutes – Steve répliqua avec douceur, les lèvres pincées dans cette petite moue qu’il faisait toujours quand quelque chose le tourmentait :

— C’est un beau rêve.

— Nom de Dieu, ouais, renchérit Howard. Le meilleur de tous.

— Un Stark Junior, alors ?

— Tu rigoles ? Je plains déjà le pauvre gosse. Je ferais le pire père du monde entier.

C’était sans doute même l’évidence la plus évidente du monde mais apparemment, Steve Rogers se trouvait être imperméable au charme des évidences puisqu’il répondit avec son ton tranquille d’icône nationale qui en avait déjà vu d’autres :

— Je pense juste que ce petit Stark aura beaucoup de chance.

Howard ricana avec violence – mais il n’était pas sûr de dire s’il était réellement amusé par les mots remplis d’idéaux niaiseux ou bien juste un homme amer qui avait trop bu ces dernières nuits.

— J’aimerais que tu aies raison, vieux.

Oui, songea-t-il très souvent par la suite. Oui, il aurait aimé que Steve eût raison.


Dire que les choses changèrent radicalement pour la famille Stark après ces premières vacances en Arctique aurait été un mensonge éhonté. Howard buvait toujours de trop en regardant la carte du Pôle Nord avec mélancolie et criait un peu trop fort quand l’alcool lui brûlait les veines, Maria revenait toujours éméchée dans son grand lit vide et Jarvis était encore celui qui bordait le jeune Maître Stark avant de lui souhaiter une bonne nuit. Quant à Tony, il restait un enfant : précoce, génie déclaré et avec une verve qui déconcertait plus d’un adulte – mais toujours un enfant de dix ans qui avait fêté un anniversaire heureux pour la première fois depuis qu’il pouvait s’en souvenir.

Un anniversaire heureux. Cela tenait quasiment du miracle quand on s’appelait Tony Stark.

(Bien que quiconque avec un peu d’effort d’imagination pouvait deviner aisément que les petites grimaces dont la fréquence avait augmenté de manière presque alarmante sur le visage du petit garçon solitaire ne pouvaient être dus qu’à ce mystérieux voyage dont Howard avait tu tous les mots importants au reste de la résidence Stark.)

Maria avait difficilement arraché quelques bribes d’information à son fils et avait finit par demander sur un ton vaguement inquiet s’il s’était produit quelque incident au cours de la semaine, quelque chose qui l’aurait bouleversé et dont il avait envie de discuter : Tony avait menti effrontément et répondu non, mais son ton enjoué avait paru la satisfaire.

Parce que quelque chose d’extraordinaire s’était bel et bien déroulé sur les paysages endormis du Groenland, un miracle qui le glaçait d’une terreur sans nom ou une hallucination visuelle engendrée par la réverbération du soleil sur la glace, il ne savait pas encore trop bien et conservait le secret avec une révérence solennelle.

Il avait vu son père pleurer.

— Un Stark ne pleure pas, Anthony, répéta machinalement l’enfant entre ses dents serrées, comme s’il avait crainte qu’on le surprît à transgresser la première règle.

Les Stark étaient une famille qui avait l’argent pour tout titre de noblesse, fortune gagnée par les efforts acharnés de plusieurs générations d’hommes intelligents et opportunistes. Un nom pareil devait être porté sur des épaules solides de sorte qu’au fur et à mesure que les zéros s’ajoutaient à l’héritage familial, les responsabilités s’étaient alourdies.

Un Stark ne pleurait pas. Un Stark ne tremblait pas devant l’avenir, si sombre paraisse-t-il. Et si on le menaçait avec un bâton, un Stark se devait de frapper avec un plus gros bâton encore.

C’était là les quelques règles plus ou moins implicites qu’Howard s’était appliqué à lui enseigner dès qu’il avait été capable de comprendre un ordre, à grand renfort de tapes sèches derrière le crâne et de cris dans l’oreille si ces derniers s’avéraient nécessaires. Considérant la patience peu légendaire de Monsieur Stark, il y avait généralement peu de temps entre la première réprimande et le premier coup – il avait appris, avec le temps, à tester les limites de son père et pencher sa tête de telle façon à ce que la claque ne fît plus trop mal le soir.

Mais là, il s’agissait de la règle première. La plus sacrée parmi les sacrées et voilà que son père l’avait transgressée comme si elle avait cessé de compter pendant un instant, sans même se soucier que son fils le vît dans une pareille détresse. (Un petit instant mais un instant quand même).

Et pourtant… Howard Stark avait pleuré. Cela, il ne l’avait pas imaginé – même s’il avait fermé les paupières très fort et souhaité que tout cela ne fût qu’un cauchemar en blanc.

Terré sous ses couvertures, Tony fit une nouvelle grimace, incapable de choisir entre crier de toutes ses forces dans son oreiller et aller confronter l’adulte dès que l’occasion se présenterait. Il ignorait comment traiter la donnée, quelles étaient ses causes et ses conséquences, pourquoi et comment, pourquoi, pourquoi – il lui fallait plus d’informations.

Et pourtant, il restait hésitant – ou paralysé par la peur, difficile à réellement définir.

La question derrière les larmes de son père le hantait et il n’était même pas sûr de vouloir percer ce mystère caché derrière l’homme triste qu’il avait aperçu au Pôle Nord, le même qui buvait trop dans son bureau et soupirait sur la vieille carte constellée de punaises, les bandes dessinées de Captain America et le téléphone toujours silencieux dans le tiroir de son secrétaire.

Les bonnes choses avaient un prix.

Le plus élevé qui existât.


Le quatre juillet 1982, Howard Stark alluma une nouvelle bougie et laissa des larmes silencieuses couler sur ses joues mordues par le gel.

Tony se pressa toute la soirée derrière la porte fermée, recueillant chaque sanglot qui traversait la cloison avec une boule grandissante dans la gorge et des mots jamais prononcés dansant dans sa tête.

Bon anniversaire, Steve Rogers.


Il avait résisté plus longtemps qu’il ne l’avait pensé initialement. Avant que la question redoutée n’eût franchi ses lèvres, plusieurs moins avaient eu le temps d’éroder sa curiosité – sauf que ce ne fut pas le cas, qu’il brûlait toujours entre la peur et le désir de savoir pourquoi, et que le manque de données satisfaisantes était toujours aussi intenable.

Il avait besoin de nouvelles informations. Il ne savait simplement pas où les trouver.

— Maman, pourquoi Papa pleure ?

Surprise par la question, Maria lui jeta un regard confus et se baissa légèrement, une drôle de grimace entre le sourire et la moue sur ses jolies lèvres rosées. Tony se sentit coupable un instant de l’air perdu qui obscurcissait les beaux yeux de sa mère avant de se rappeler qu’elle avait toujours eu cette expression sur le visage.

— Ton père pleure, Tony ?

L’enfant battit en retraite presque immédiatement, se morigénant intérieurement. Il avait été stupide de poser la question, encore plus à sa maman qui ne dormait même plus avec son papa, qui ne l’embrassait jamais que sur la joue pour lui dire au revoir quand il partait longtemps et qui se cachait avec d’autres messieurs derrière les rideaux quand on donnait une grande fête. Mortifié par l’erreur de sa démarche et incapable de penser à autre chose qu’aux accents inquiets dans la voix de sa mère quand elle lui posait des questions sur l’Arctique, Tony jura de ne plus poser la question.

Il craqua à nouveau et ce fut encore pire.

— Jarvis, pourquoi est-ce que Papa pleure ?

Le domestique avait gentiment soupiré en répondant qu’il s’agissait là d’un bien grand mystère et lui avait conseillé de demander à Maître Stark, si la question lui tenait tant à cœur. Le conseil avait été écarté d’emblée et Tony avait passé une semaine entière à pester contre Jarvis pour donner de si mauvais conseils – et l’autre moitié de ce temps fut consacrée à être fâché contre lui-même parce qu’il détestait être en colère contre le seul adulte qui ne semblait pas considérer la tâche de s’occuper de lui comme le fardeau d’Atlas.

(Il avait lu des choses sur la mythologie grecque, une fois – mais c’était uniquement pour comprendre d’où venait le nom qui avait été choisi pour la mission Apollo.)

Quand vint le tour d’Obie, il évita soigneusement de poser la question, les oreilles encore brûlantes de gêne d’avoir déjà dérangé et Maman et Jarvis sans avoir réussi à obtenir un seul résultat probant – l’échec était depuis longtemps devenu un bruit assourdissant qui lui démontait méthodiquement les tympans. Obadiah leva un sourcil interrogateur mais lui ébouriffa les cheveux en silence.

Et sans qu’il sût où les derniers mois avaient filé, c’était avril encore et son onzième anniversaire approchait à grands pas. Il ignorait quoi en penser : est-ce que son père allait réitérer sa demande ? Est-ce qu’il allait l’emmener au Groenland encore ou peut-être à un autre endroit ? Est-ce qu’il oublierait et lui donnerait un cadeau stupide comme les années précédentes ? Plus les dates avançaient, plus les questions se démultipliaient et plus les probabilités d’avoir un anniversaire égalant le précédent se faisaient minces.

Tony se renfrogna un peu quant à cette possibilité. Il aurait aimé retourner dans le Nord – il faisait froid et inconfortable, certes, mais les scientifiques de la base avaient tous été aimables, les couchers de soleil étaient magnifiques et son père l’avait placé dans son lit et enroulé dans les couvertures chaudes, un soir. Certainement, leur définition d’un week-end entre père et fils semblait un peu embrouillée mais qui s’en souciait ? Ils avaient partagé une paix délicieuse là-bas, loin de l’alcool et de la solitude grinçante du manoir. Tony avait envie de revoir le ciel trop bleu, de sentir les grosses parkas autour de lui, de glisser dans la neige et d’avoir son père à ses côtés, emmuré dans un silence doux.

Quand Tante Peggy lui donna son cadeau – deux petites loupes dans un joli étui – et se pencha pour l’embrasser sur les joues, il cessa de réfléchir.

— Tante Peggy, pourquoi Papa pleure ?

Elle était jolie, Tante Peggy, même s’il y avait quelques cheveux gris dans ses beaux cheveux bruns, des rides sous ses yeux noisettes et des larmes dedans. Pas plus jolie que Maman – parce que Maman était la plus jolie du monde entier, c’était évident – mais sans doute la plus jolie dame qu’il avait jamais connu. Et elle était toujours un peu triste, avec sur le visage l’air lointain de Papa quand il regardait la carte sur le mur du bureau ou les yeux mouillés de Maman quand elle montait se coucher dans son lit vide. Mais quand Tony posa la question, elle eut un petit sourire et déposa un petit baiser sur le front de son neveu attitré :

— Parce qu’il est très seul, Tony.

La réponse le fit froncer les sourcils et il pencha un peu la tête sur le côté, perplexe :

— Mais comment ? Il y a toujours des gens avec lui !

Hors du manoir, Howard était toujours entouré de gens affairés qui lui mettaient des dossiers sous le nez en gesticulant, de dames en jupes droites et de journalistes armés de micros et d’appareils photos qui entouraient le milliardaire d’un bourdonnement perpétuel de tissu froissé, de cliquetis métalliques et de « Monsieur Stark ! ». Et quand il était dans son bureau – parce que la maison se résumait souvent à cette pièce – il gardait le combiné du téléphone sur l’oreille, donnant ses ordres avec sa voix si forte qu’elle en perçait les murs. Même quand il buvait, ses bouteilles lui tenaient compagnie – son alcool et les fantômes qui dansaient parfois dans ses yeux, mais il ne pleurait jamais même dans ces moments là.

Mais tout cela, Tony ne pouvait pas le savoir.

Peggy lui tapota gentiment la joue et son sourire se fit plus triste encore, perdu quelque part dans un monde qui n’existait plus et où la silhouette de Steve se détachait des Howlings Commandos – trop grande et son dos voûté qui pliait sous un poids invisible.

— Parfois, trésor, ce sont les gens les plus entourés qui sont les plus seuls.

Tony serra les lèvres jusqu’à ce qu’elles ne formassent plus qu’une fine ligne blanchâtre.


Maria lui avait tapoté l’épaule ce matin en lui rappelant que c’était l’anniversaire d’Anthony le lendemain et qu’il ferait bien de lui trouver un cadeau convenable, cette fois-ci. D’ordinaire, il aurait haussé les épaules en grommelant quelque chose qui ressemblait à peu près à un « tout ce que tu veux, ma chérie » mais les mots sans importance qu’avait murmuré son épouse de sa voix parfaitement résignée avaient décidé de résonner dans sa tête encore embrumées par les vapeurs alcoolisées de la veille, comme un écho se propageant dans des pièces vides.

L’anniversaire de Tony, demain.

Un an depuis la dernière fois dans le Nord. Un an depuis sa dernière promesse tenue. Un an qui a passé comme autant de milliers de verres vides et quelques mots maladroits échangés avec son petit garçon. Son grand garçon de onze ans. Demain.

Ses pensées volèrent tout de suite vers les étendues blanches, les énormes plaques de glace frôlant la coque des bateaux à chaque avancée dans l’océan, le soleil qui brillait comme un million et le froid, le froid dont il essayait de se débarrasser depuis plus de trente-cinq ans.

Un long instant, Howard se demanda si Tony avait envie d’y retourner, quels souvenirs avaient laissé le vent, la glace et le soleil sur la neige dans la mémoire si avide d’apprendre de son fils – ou même si les horizons en blanc et bleu lui avaient tout simplement manqué durant l’année qui avait glissé comme un dérapage sur l’eau glacée. Il souhaita presque que ce fût le cas et se reprocha son égoïsme la minute suivant. C’était l’anniversaire de Tony.

Et faire passer ses propres désirs avant ceux de son fils tenait plus ici d’une cruelle punition que d’un mal nécessaire.

Résigné et pas tout à fait décidé à s’étioler sur l’idée qu’il ne reverrait peut-être jamais la neige du Groenland en compagnie de son fils, Howard prit son stylobille préféré et griffonna quelques mots sur une carte de visite.

Il n’était pas triste – on a quelque difficulté à reconnaître la tristesse après trente ans de deuil et quarante d’espoir fou – mais la mélancolie qui pesa sur son ventre pendant toute la journée semblait vouloir démentir ce constat.


Quand Tony se réveilla, le matin de son onzième anniversaire, une petite carte l’attendait sur sa table de chevet, juste à côté du traditionnel paquet de gâteaux au nougat de Jarvis et de la figure poussiéreuse de Captain America que son père lui avait achetée quand il avait eu deux ans – le seul cadeau qu’il avait jamais apprécié de la part d’Howard. Jusqu’à l’année dernière. Jusqu’au Groenland.

La carte était blanche, formelle, avec le nom de Stark Industries dessus et au verso, quelques mots écrits à la hâte mais dans une encre d’un bleu riche que l’enfant aurait reconnue entre mille et qui glaça ses veines dans une anticipation bouillante – d’un frisson sans précédent.


N’importe où ?
Bon anniversaire.

H

Tony serra la carte dans ses mains jusqu’à s’en faire blanchir les jointures. Il n’aurait su dire si le sentiment qui avait explosé sous son cœur dès qu’il avait lu la première ligne était fait de joie ou de pure souffrance.

Peut-être d’un peu des deux.


Comme toujours, Maria avait tenu à donner une réception et flirtait sans honte aucune avec le jeune serveur engagé pour l’occasion – nul doute qu’elle serait en train de l’embrasser à pleine bouche dans le coin d’un bureau inutilisé ou d’une chambre vide d’ici quelques verres. Peggy avait été invitée et comme à son habitude, elle avait refusé de se présenter au manoir, arguant qu’elle avait déjà donné son cadeau à Tony et qu’il n’y avait pas besoin qu’elle s’embarrassât du cérémonial ridicule dont ils faisaient montre à chaque que l’enfant ajoutait une bougie à son immense gâteau d’anniversaire. Étrangement, Howard ne parvenait pas à manquer son absence car il voyait très bien où ils termineraient : lui saoul de solitude, elle saoule de chagrin et eux allongés sur le lit de la chambre à côté de celle qu’il était censé occuper avec sa femme – celle qu’il fuyait tous les soirs depuis sept ans – les membres emmêlés et le mauvais nom sur leurs lèvres écartées.

(Et la femme dans son lit ferait semblant, le lendemain, de ne pas avoir entendu les prénoms erratiques qu’il aurait lancé dans l’air lourd de tension au moment de la jouissance. Elle se rhabillerait tout en parlant d’erreur, de relation sans lendemain, de Maria et Tony, de « mieux vaut qu’on ne se revoit plus avant un moment, Howard » – et il se haïrait de ne pas être capable de la retenir par la manche de son chemisier, de ne pas pouvoir la serrer dans ses bras comme il l’aurait fait si elle avait été sa femme à lui.)

Mais Peggy Carter appartenait à un autre – à une tête blonde perdue dans l’océan glacial.

Et il n’avait jamais été sûr de pouvoir l’aimer aussi fort que Peggy avait aimé – aimait – Steve Rogers.

(On partait forcément perdant dans une partie contre un fantôme vieux de quarante ans qui avait porté avec bravoure les couleurs de l’Amérique dans son dos et qui souriait encore au milieu des cadavres comme si la guerre autour de lui n’était pas le plus lourd fardeau jamais placé sur les épaules d’un seul homme.)

Aujourd’hui, Howard avait fait son deuil de Peggy, de leurs sporadiques aventures d’un soir qui se terminaient invariablement en crise de larmes et disputes, de leurs longues séparations et silences qui se retrouvaient toujours autour d’un verre à évoquer Steve et cette guerre dont ils n’étaient pas sortis indemnes. Mais cela ne voulait pas dire que les blessures ne lui faisaient plus mal de temps à autre – les anniversaires restaient des évènements propices aux souvenirs, à la beauté des possibles et l’amertume des mauvais choix.

Un an depuis la dernière fois dans le Nord.

Il quitta la pièce quand Anthony arriva pour déballer ses cadeaux pour se diriger vers son bureau. Son fils l’avait soigneusement évité toute la journée et avait vaguement grogné un remerciement quand il lui avait souhaité un bon anniversaire au petit-déjeuner – Howard en avait donc conclu que sa proposition de cadeau avait été rejetée et il se demandait ce qu’il pouvait bien acheter comme bricole qui servirait de substitut pour ce cadeau manqué quand une petite carte parfaitement repliée sur le coin de son bureau attira son attention.

Il prétendrait toujours que ses doigts n’avaient pas tremblé fébrilement quand il l’avait ouverte, révélant son écriture toutes en angles et en lignes courtes.


N’importe où ?
Bon anniversaire.


H

Puis, en dessous, avec le trait déjà assuré d’un petit homme de onze ans, des mots appliqués étaient venus s’ajouter comme des lucioles dansant dans le crépuscule ou les milliers de soleils qui faisaient briller la neige de Thulé.

Des mots presque magiques.


Au Nord.


T

Et peut-être que c’était juste les petites taches de lumières entre les lettres de son fils, peut-être que c’était le gin qui enveloppait son sang comme un duvet ou peut-être la joie imminente de poser le pied au pôle à nouveau – il ne cherchait pas la cause précise mais toujours était-il qu’Howard Stark eût moins froid tout à coup.


Les valises furent prêtes le lendemain matin et l’avion au soir. Encore un peu enivrée de la fête de la veille, Maria fixait les deux hommes avec un regard plus inquiet que désapprobateur, se rongeant les ongles à propos de la chaleur des parkas et du confort des lits. A son grand dam, elle embrassa dix fois Tony sur les deux joues, le coiffa et le décoiffa sans cesse, multipliant ses tentatives hésitantes pour retarder le départ. Autrefois, Howard aurait perdu patience et aurait saisi son fils par le bras pour l’emmener au loin, sans prêter attention aux cris outragés de son épouse ni aux regards blessés du gamin.

Mais il n’était plus vraiment cet homme-là.

Quand il saisit avec douceur le gracieux poignet de sa femme dans une tentative de la calmer, il s’attendait à ce qu’elle le repoussât avec dureté, lui reprochât quelque faute avant de jeter sur le plancher une de ces crises d’hystérie dont les femmes avaient le secret. Il n’avait pas anticipé le fait que Maria arrêtât de parler pour le regarder fixement, bouche ouverte et les yeux ronds comme des billes – comme si sa présence faisait soudainement sens.

Huit ans sans toucher sa femme.

— Nous irons bien, l’assura-t-il avant de déposer un baiser tendre sur la main blanche.

Cette douceur inhabituelle en aurait déconcerté plus d’un mais Maria se contenta de cligner les yeux avant de dégager son poignet avec une douceur ferme.

— J’y compte bien, murmura-t-elle sèchement après quelques secondes de silence.

Tony le dévisagea longuement durant le voyage jusqu’au jet, avec une révérence silencieuse qui finit par l’emporter sur les nerfs d’Howard, lequel haussa finalement un sourcil agacé en direction de son fils – comme pour lui intimer d’arrêter ou de dire quelque chose.

— C’est juste… répondit l’enfant en haussant les épaules, un peu mal à l’aise. Je crois que c’est la première fois que je t’ai vu embrasser Maman comme ça. Sans qu’il y ait de journalistes autour, je veux dire.

Howard se mura dans un silence choqué jusqu’à ce qu’ils furent installés dans le jet et ne pipa mot durant tout le vol.


L’arrivée à Thulé se déroula dans des circonstances plus ou moins similaires à la fois précédente et avant longtemps, les deux Stark se retrouvèrent à déballer leurs maigres affaires dans les quartiers mis à leur disposition – ils n’avaient pas été retransformés en remises entretemps et Howard ressentait une ridicule gratitude pour les scientifiques qui vivaient là. De nouvelles têtes avaient émergé de la petite masse qui comptait quelques membres manquants, des visages neufs aux sourires avenants et qui avaient salué Tony avec une expression joviale. Nul doute que ce dernier avait déjà filé dans les entrailles de la base scientifique, nouant et renouant des contacts, sautillant entre les machines aux bips tranquilles et essayant d’assimiler tout ce qui avait été découvert en son absence. Arrivée au fond de son bagage vide, la main d’Howard en sortit un petit paquet délicatement emballé dans un papier doré.

Il hésita un instant ; poussa un petit soupir curieusement résigné et se dirigea en silence vers la chambre de son fils. Il s’attendait presque à le voir, assis sur son lit aux barreaux inconfortables et au matelas dur, un petit sourire sur les lèvres à l’idée d’avoir retrouvé les tableaux du Nord – mais la chambre était vide de son occupant provisoire. Prévisible.

Howard déposa le cadeau sur l’oreiller plat et le contempla un instant, songeur, avant de faire demi-tour.

Quand Tony revint de son expédition dans les couloirs de la base – il y avait tant de choses qu’il avait oublié ici et qu’il allait pouvoir réapprendre ! – il remarqua instantanément le petit paquet déposé sur son oreiller. Sa curiosité naturelle l’emportant sur tout le reste, l’enfant s’assit et déchira d’un coup sec le beau papier doré que sa mère avait utilisé pour emballer son présent, cette année – il se souvenait plus du cadeau, uniquement qu’il l’avait placé dans la pile qu’il emportait dans sa chambre avant de le glisser discrètement dans la poubelle en montant les escaliers. Il avait eu droit à un sourire de sa Maman, cependant, et cela valait tous les bibelots chers et futiles du monde.

Mais ce qui l’attendait sous ce petit emballage brillant comme la neige au dehors était tout sauf cher et futile.

Il s’agissait d’un paquet de petits gâteaux enroulés dans du film plastique refermé par un joli ruban rouge. Tony n’avait pas besoin de demander d’où ils provenaient ni à quel parfum ils avaient été préparés : seuls Jarvis arrivait à se souvenir de sa couleur préférée.

Sous les gâteaux, une petite note avait été laissée. Une carte blanche et formelle – simple – où flottaient quelques mots écrits en petites lignes droites et sèches.

Ne mange pas tout ce soir.


H

Cette fois-ci, Tony ne put retenir un petit sourire.


Howard emmena son fils voir le coucher de soleil le lendemain et le fit monter le troisième jour dans l’un des bateaux qui se chargeait de sonder les profondeurs maritimes pendant les expéditions. Enthousiaste comme un chat devant un pot de crème, Tony ne se tarissait pas de questions, remarques et autres commentaires auxquels il répondait presque automatiquement de lui-même, laissant son père vagabonder dans un semi-silence qui flottait entre eux sans les gêner. Les vieilles structures amenaient des souvenirs doux-amers à Howard et c’était avec une mélancolie diffuse qu’il avait reconduit l’enfant babillant à son lit, au soir du troisième jour.

— Bonne nuit, Tony, déclara-t-il avec platitude, légèrement absent.

Mais, alors qu’il se détournait pour regagner sa propre chambre, une chose incroyable se produisit : cinq petits doigts engourdis par le froid lui agrippèrent la manche et il se retrouva à baisser les yeux sur le visage de son fils, tordu quelque part entre la volonté et la honte, comme s’il n’arrivait pas à se décider lequel des deux sentiments il était tenu d’afficher.

Tony garda le silence mais la demande dansa dans ses yeux bruns comme une prière criée en plein jour. Les yeux écarquillés, les lèvres pincées, Howard s’assit maladroitement sur le bord du lit, veillant à ne pas écraser par mégarde les jambes étendues sous les couvertures. Pendant un moment, le silence familier des non-dits et de la gêne s’installa.

— Parle-moi, finit par décider Tony, une curieuse détermination peinte sur les sourcils et le menton.

Son père leva son propre sourcil en retour, mi-amusé mi-effaré par l’étrangeté de la situation.

— De quoi ? (Et sa réponse ressemblait plutôt à un ricanement qu’une question.)

— Du fantôme.

Howard n’eut pas la couardise de demander lequel. Entre son fils et lui, un seul spectre se dressait, seul mais tellement écrasant qu’il se débattait sous l’ombre étouffante de son passé – celui de sa plus belle erreur, de son regret le plus cher et d’un ami qui dormait silencieusement au fond des glaces noires de l’Océan Arctique.

Quarante ans à poursuivre le même fantôme sans jamais espérer revoir un sourire.

Il était simplement fatigué.

— Il s’appelait Steve Rogers.


D’après son opinion que personne n’avait requise – du moins, pas sur ce sujet-là – Abraham Erskine était un très grand homme. Ou alors un fou dangereux bon à faire enfermé – mais la folie latente était souvent le lot maudit des grands hommes alors Howard ne s’en faisait pas trop à ce sujet-là. Il n’avait pas aidé à construire le sérum en lui-même mais nombre de ses recherches avaient porté sur les réactions potentielles de la formule une fois confrontée à l’ADN et, après avoir effectué une batterie de tests sur des sujets animaux et en avoir listé les effets secondaires visibles, Howard Stark avait finalement déclaré qu’ils étaient prêts à injecter la maudite substance dans des veines humaines.


Trouver le bon candidat n’avait plus été qu’une question de semaines après cela et très vite, Erskine était venu le voir et lui avait placé sous le nez un dossier dans une farde jaunie, rempli de commentaires par rapport à l’entraînement, de rapports médicaux et d’une photo d’un gringalet sans doute pas beaucoup plus âgé de vingt ans qui dressait fièrement le menton.


Sur le nom du dossier était estampillé en capitale : STEVEN G. ROGERS.


Howard jeta un coup d’œil dédaigneux à la photographie avant de reporter un regard sévère sur son collaborateur.

— Ne me dites pas que ce gamin est le seul dont vous avez retenu la candidature pour Rebirth ?


— Il sera parfait, assura Erskine, les yeux plein d’une confiance quasi-mystique qui le fit rouler les yeux d’agacement.


— Sérieusement ? Vous avez seulement vu son dossier médical ? C’est à se demander comment il s’est d’abord retrouvé engagé. Il va mourir avant même d’avoir posé un pied dans la machine à rayons, j’vous dis.


— Je ne reviendrais pas sur ma décision, Stark, gronda le docteur. Ce sera Steve Rogers ou rien. Faites avec.

Howard jeta un regard venimeux à son vis-à-vis, pertinemment conscient que sans Erskine, pas de sérum et donc pas de Projet Rebirth. L’homme pouvait être un sale bâtard borné quand il le voulait et il savait parfaitement qui étaient les gagnants et les perdants de l’histoire.


— A quoi cela sert de me montrer ce dossier si mon avis ne compte pour rien ? murmura finalement le milliardaire entre ses dents serrées.


Erskine ne prit pas la peine de démentir sa tirade et lui lança un long regard pensif.


— Pour savoir à quel genre d’homme vous allez avoir affaire, la semaine prochaine.


Mécontent par la tournure que les choses prenaient, Stark fronça les sourcils et ne put empêcher un petit rictus de se répandre sur ses lèvres, provocateur.


— Dix dollars que le minus s’évanouit avant même qu’on lui injecte la pénicilline.


— Pari tenu, Stark, déclara Erskine d’un ton calme. Vous n’avez aucune chance.


Il n’avait jamais été aussi triste de ne pas avoir eu le temps de perdre ses dix dollars par la suite – parce que Steve Rogers ne s’était définitivement pas évanoui avant l’injection et qu’Erskine était mort avant d’avoir pu réclamer quoi que ce fût.


— Un p’tit gars venu de Brooklyn, à peine plus grand que toi et tout aussi maigre. Il avait essayé de s’engager cinq fois dans l’armée – et il avait raté les cinq fois parce qu’il était faible et malade, à l’époque. Personnellement, je n’lui aurais jamais donné une chance mais mon ami, le docteur Erskine, était un peu fou donc il l’a laissé entrer dans le projet spécial qu’on était en train de concevoir à l’époque. C’était la guerre, tu sais, à ce moment-là et tout le monde voulait la gagner.

— Je sais, répondit mollement Tony, la gorge enrouée par le sommeil.

— Alors, on a dû faire avec ce qu’on avait pour rendre les choses meilleures. A la base, c’n’était pas toujours joli à voir et puis, il y a eu Steve et Rebirth… en fait, Steve était un peu comme le vibranium. Au départ, tu crois que tu vas travailler avec le matériau le plus commun de l’univers et quand tu creuses un peu plus, tu découvres quelque chose de tellement rare que tu n’as qu’une envie : hurler au monde entier que c’est toi qui l’as trouvée, cette merveille, et de garder jalousement ta création auprès de toi. Sauf que le mérite revenait à Erskine et qu’il n’a jamais pu en profiter.

— Et Steve ? demanda Tony d’une voix pâteuse.

Il y avait des étoiles dans les yeux d’Howard à présent, un million de soleils allumés et qui ne semblaient plus vouloir tarir leur lumière maintenant que leurs flammes avaient été ravivées.

— Steve… Eh bien, Steve a réussi à faire quelque chose d’assez incroyable, ce jour-là. Plusieurs choses incroyables, en fait.

— Hm...

— Il est sorti de cette machine les jambes tremblantes et la tête haute. Il a rattrapé à pied le nazi infiltré dans la base qui avait tué Erskine et détruit le sérum. Il nous a montré qu’il avait l’étoffe pour devenir un héros. Et, par-dessus tout cela, Tony, Steve Rogers m’a prouvé que j’avais tort.

Tony ne répondit pas. Il s’était endormi.


Il rêva de Steve cette nuit-là.

Pas le Steve en costume, sang, poussière et sueur qui combattait l’hydre nazie avec la férocité de dix lions ; pas le Steve rougissant devant les lèvres tout aussi cramoisies et la robe assortie de Peggy Carter ; pas le Steve misérable sur la neige alors que la mort du Sergent Barnes remontait à moins d’une semaine ; pas le Steve et son sourire caché derrière le bouclier de vibranium ; pas le Steve aux crayons qui dessinait avec morosité dans son coin pendant que les filles enfilaient leurs costumes de majorettes à talons hauts et aux jupes courtes ; pas le Steve rougissant à qui il avait appris à esquisser quelques pas de danse.

Au lieu et en place de tous ces Steve qu’il se souvenait avoir connu, ce fut un Steve dans un tee-shirt blanc un peu trop grand pour lui et une taille en moins qui vint s’asseoir au pied de son lit de fortune. Howard se dit qu’il devait rêver et le jeune homme blond à la peau pâle pouffa, sa main d’artiste cachant ses dents en hâte.

Bien sûr que tu rêves, Howard, semblait le morigéner le fantôme familier à travers un rire sans trémolo – ou peut-être le vent qui grinçait contre la tôle couvrait-il le son qu’il devinait un peu aigrelet.

Un petit sourire aux lèvres, le milliardaire laissa dodeliner sa tête sur l’oreiller dur et ses yeux brouillés de fatigue partirent dans le vague. Étrangement, ce rêve-là était bien mieux que les autres – pas de larmes, de cris ou de regards accusateurs, pas de « Tu avais promis ! » ou de « Tu n’as pas pu me sauver ! » qui terminaient en hurlements de haine.

Rien que Steve, un petit gars de Brooklyn avec des traces de peinture sur le bout des doigts, un vêtement trop grand pour lui – et tant de douceur dans sa voix et dans ses yeux, ce n’était pas un homme fait pour la guerre et peut-être que les meilleurs soldats sont justement ceux qui n’avaient jamais pu l’être, ceux qui se retrouvaient forcés d’endosser un manteau trop lourd et qui s’apercevaient en cours de route qu’il ne leur allait pas si mal que ça.

Dors, Howard, lui intima le jeune homme en blanc de sa voix encore un peu grêle qu’il n’avait plus gardée après le sérum. Ca ira mieux demain.

S’il s’était trouvé dans un autre endroit, il aurait probablement ri de sa propre stupidité, de sa pathétique envie de croire aux promesses d’une hallucination et de ces rêves sans sens qui le poursuivaient même ici.

A la place, il sombra dans un sommeil paisiblement profond.


Le voyage de retour fut aussi tranquille que le reste du séjour, baigné dans un silence confortable qui existait rarement entre les deux hommes Stark. Confortablement assis dans les immenses fauteuils du jet, Tony finissait avec absence le paquet de gâteaux que son père lui avait offert et une fois arrivé au dernier, le contempla quelques secondes avant de regarder Howard qui somnolait à moitié, conscient de l’énergie qu’il allait devoir déployer ces prochains jours pour rattraper son retard.

— Papa ?

L’interpellé darda des yeux semi-alertes sur son héritier, lequel semblait gigoter d’hésitation dans son siège tout en faisant tournoyer la friandise dans ses mains comme s’il avait peur de la casser.

— Oui, Tony ?

Pendant un instant, l’enfant considéra silencieusement le gâteau, comme s’il espérait qu’il lui apportât les réponses aux milliers de questions qui se tournaient et retournaient dans ses méninges torturées puis, avec la brusquerie des gens déterminés, rompit la sucrerie en deux moitiés inégales et tendit la plus grosse partie à son père.

— Tiens, déclara-t-il avec une simplicité grognonne – et Howard aurait ri s’il n’y avait pas eu dans ce petit morceau de gâteau une offrande de paix, une parole sous la farine, le beurre et le nougat qui voulait dire « Je suis prêt à te refaire confiance » et la vague promesse d’une autre chance.

Une dernière chance.

Howard Stark n’était pas homme à gâcher une opportunité quand il en voyait une – et c’était exactement ce qu’il avait cherché à obtenir en emmenant son fils au bout du monde, deux années de suite : une chance pour lui d’être à nouveau un père.

Il prit le gâteau et remercia avec un petit sourire. Tony haussa les épaules mais l’air de profond contentement qu’il affichait démentait toute la fausse indifférence que l’enfant de neuf ans s’efforçait d’afficher. Le reste du voyage se poursuivit ainsi, dans le silence rassurant qui irradiait de cette nouvelle paix entre eux ; Tony s’endormit peu avant l’atterrissage et passa le trajet vers le manoir dans cet état second situé entre veille et sommeil. Howard se contenta de regarder par la fenêtre, un peu hésitant quant à l’accueil que ne manquerait pas de lui faire Maria à leur retour.

Étrangement, son épouse n’était nulle part en vue quand il franchit la porte d’entrée, la silhouette mince de Tony bien calée dans ses bras – il n’avait pas eu le cœur à le secouer pour le remettre sur ses pieds. Jarvis se précipita aussitôt pour le décharger de son fardeau et pendant une seconde, il songea à rendre son fils à Jarvis, à laisser le domestique se charger du poids qu’il avait entre les mains et à s’enfermer dans les salles familières avec sa solitude et ses bouteilles.

Puis, il se souvint du gâteau, de la promesse muette et des mains échangées.

— Je m’en occupe, Jarvis.

(Il ignora le petit sourire en coin du majordome.)

Non sans quelques difficultés – la chambre de son fils était toujours complètement sans dessus dessous, remplie de croquis, de boulons et de pièces détachées, de livres béants avachis sur le sol – Howard mit Tony dans ses vêtements de nuit – depuis quand ce gamin aimait-il le rouge ? Howard avait juré qu’il préférait le vert – et le plaça sous les couvertures que Jarvis avait eu la présence d’esprit de réchauffer avec des bouillotes tièdes toute la soirée. L’enfant se retourna dans ses draps mais ne se réveilla pas.

Il aurait presque eu envie de déposer un baiser sur le front paisible – mais c’était trop tôt ou trop tard et il ne se savait pas courageux assez que pour prendre ce risque là. Alors, il se contenta de passer une main dans les cheveux en bataille et de murmurer dans l’air tiède :

— Bonne nuit, Tony.

Quelques minutes plus tard, Howard s’écroulait comme une masse sur sa propre couche, les coins de ses lèvres tordus en une ligne si étrange qu’on aurait su dire s’il s’agissait d’une grimace ou d’un sourire.

Il avait passé huit jours entiers sans toucher la moindre goutte d’alcool.


Les choses mirent du temps à changer mais inévitablement, elles progressèrent. Peut-être parce qu’Howard approchait moins la bouteille, peut-être parce que Tony laissait plus facilement son père s’intéresser à ses expériences – et que ce dernier s’y intéressait également – ou peut-être était-ce encore dans les petits détails qui s’efforçaient de combler les vides : une main apaisante sur l’épaule de Tony quand il avait passé une mauvaise journée au collège – la précocité de Tony avait toujours posé problème – ou un petit gâteau au nougat posé sur le coin du bureau d’Howard ou encore, quelques soirs où il prenait dix minutes pour border Tony sous ses couvertures écarlates et lui souhaiter la bonne nuit. Sans devenir systématiques, ces nouveautés se trouvaient aussi déstabilisantes que bienvenues et quand Tony fêta enfin son douzième anniversaire, il avait un peu plus l’impression de ressembler à une famille qu’à des étrangers que seule la génétique reliait entre eux.

La fête que donna Maria pour célébrer les douze ans de son fils unique fut obscènement dantesque et l’on dût ranger les cadeaux dans une pièce spéciale pour éviter qu’ils encombrassent les invités. La réception eut au moins le mérite de conclure de bonnes affaires autour des canapés au caviar et du champagne de la meilleure qualité. Howard put même obtenir une danse de son épouse qui n’était pas encore saoule et gagna un baiser hésitant sur la commissure de ses lèvres.

— J’emmène Tony au Groenland la semaine prochaine, précisa-t-il avec une douceur inattendue.

— Je sais, répondit Maria avec une calme acceptation plutôt que son défaitisme habituel dans la voix – et s’il ne fallait retenir qu’un signe que sa vie était en train de changer, c’était bien le seul dont il voulait se souvenir : son épouse souriant presque dans sous les lumières dansantes et les mots de Tony qui dansaient comme des lucioles sur la carte qu’il avait déposée ce matin sur la table de nuit et qui était revenue le soir sur son bureau.


N’oublie pas ta parka.
Bon anniversaire.


H

N’oublie pas les gâteaux.
Merci Papa.


T

Tony prit sa parka et reçut un baiser affectueux de sa mère qui lui recommanda de ne pas attraper froid, Howard prit les gâteaux qu’il emballa soigneusement dans du papier rouge et happa les lèvres de sa femme pour une longue et tendre embrassade qu’elle lui rendit avec un enthousiasme inespéré.

La première depuis huit ans.

Derrière eux, Tony se racla la gorge et roula les yeux d’embarras mais le sourire qui déformait ses lèvres minces trahissait sa joie.


— Parle-moi de Steve, exigea Tony.

C’était devenu une de leurs habitudes que de s’installer un soir au dehors pour regarder le soleil se coucher avec lenteur contre l’horizon blanc, rose et orange. Emmitouflés jusqu’aux oreilles, les yeux enfermés dans de grosses lunettes pour les protéger du froid mordant, les sièges pliables solidement coincés sous leurs cuisses froides, père et fils arrivaient tout de même à conserver un peu de chaleur grâce aux lampées de soupe brûlante que leur carafe thermique contenait.

Les premières étoiles luisaient déjà à l’Est et le vent soufflait doucement sur leurs joues rougies par le gel. Baigné dans les rayons bleus et orangés du soir, Howard laissa un sourire nostalgique gagner son visage :

— Je t’ai raconté la fois où je lui ai appris à danser ?

Tony haussa un sourcil, visiblement sceptique.

— Toi ? Tu as appris à danser à Captain America ?

— Ouais. Le pauvre ne savait plus aligner une phrase cohérente devant l’Agent Carter – il faut dire qu’elle était sublime dans sa robe rouge – et il avait marmonné des excuses en carton avant de reporter l’invitation. Pauvre Peggy, elle en était toute dépitée et Steve rougissait à n’en plus finir. Alors, je lui ai dit…


— Bon sang, gamin, qu’est-ce que tu attends pour l’inviter à danser ? Le déluge ?


Steve Rogers leva un regard mi-apeuré mi-navré sur le milliardaire qui hésitait entre secouer la tête ou éclater de rire devant un tel éclatement de pathétisme. Peggy Carter, éblouissante dans sa robe écarlate, avait depuis longtemps quitté le bar encombré où les Howlings Commandos s’étaient rassemblés et Howard, qui avait été dépêché en même temps que Peggy pour réaliser de nouveaux ajustements sur le costume du Captain, avait accepté avec un enthousiasme non-feint de passer la soirée en compagnie des Commandos. La compagnie était toujours plus agréable que celle qu’il recevait dans ses laboratoires blindés, les histoires de l’un ou de l’autre détournaient l’attention et l’alcool arrivait parfois à lui faire oublier qu’il y avait une putain de guerre au dehors, dans le froid mordant de l’Europe. Tout le monde finissait à peu près assommé par l’alcool et plusieurs chanceux disparaissaient finir leur nuit dans les bras d’une belle inconnue.


Et il fallait que Steve, entre tous, refuse l’invitation à danser de la femme qu’il suivait du regard depuis qu’il l’avait rencontrée, de ce regard profond et rêveur qu’arboraient toutes les adolescentes amoureuses. Voilà ce qu’était Steve Rogers en ce moment : une adolescente rougissante, les muscles et le super-sérum en plus.


— Je ne sais pas danser.


Howard éclata de rire et s’étouffa à moitié dans la gorgée qu’il venait d’avaler, sous le regard ouvertement désapprobateur du soldat, celui qui disait presque « Je suis Captain America et je suis très déçu par votre comportement ». Ce qui ajoutait encore plus de comique à la situation parce que sous sa fierté indignée, Cap rougissait de gêne.


C’était trop beau. Howard partit dans un nouveau rire et mit un très long moment avant de pouvoir regagner totalement son sérieux – et encore, il était certain de garder très longtemps le sourire qui refusait de quitter sa bouche.


— Danser, ça s’apprend, fillette.


— Jamais eu l’occasion, grommela Steve en secouant le fond de son verre pour se donner contenance.


— Et pourquoi tu ne lui demandes pas de t’apprendre ? demanda Stark avec sarcasme.


Steve lui lança un regard effaré et Howard leva les mains en signe d’apaisement.


— Hé, non, pas besoin de répondre, j’ai compris – mais crois-moi, je connais Peggy. Elle ne se moquera pas de toi si tu lui parles de ton… handicap. (Il pouffa sur le mot et Steve lui lança un regard meurtrier.)


Toujours cramoisi, Steve baissa les yeux sur son verre et avala le reste de son verre sans broncher, sous le regard pétillant de malice de son ami. Lequel jeta furtivement un coup d’œil autour de lui et, après avoir délibéré un instant avec lui-même, posa son propre breuvage sur le comptoir.


— Allez, blondie, viens que je t’apprenne deux trois trucs à propos de l’art de faire tournoyer une femme sur une piste de danse.


Howard n’aurait pas cru cela possible mais Steve se mit à rougir encore plus fort et ses yeux partirent dans toutes les directions, comme pour vérifier que personne n’avait été témoin de cette scène pour le moins gênante.


— Comment, tu veux dire… Maintenant ? Ici ?

Howard se mordit violemment les lèvres pour éviter d’exploser à nouveau de rire devant l’air scandaleusement mortifié de son compatriote. Oh, c’était tout simplement délicieux.


— J’allais proposer mon laboratoire – tu sais, pour éviter de te ridiculiser en public, ce genre de choses mais si tu insistes, on peut commencer tout de sui…


Le cri complètement indigné qui sortit de la gorge de Captain America fut la goutte de trop. Howard s’écroula à moitié contre le bar et pressa ses lèvres contre le bois, histoire d’étouffer les hurlements hystériques qui montaient de sa gorge.


Il lui apprendrait à danser demain – quand il aurait repris son souffle et assez de sérieux pour ne pas s’exploser la rate devant les rougissements de jeune fille du benêt blond qui leur servait d’icône nationale.


En attendant…


— T’appelles ça « apprendre à danser » ? M’est avis que tu t’es plutôt moqué de lui tout le long de l’histoire, répliqua Tony en avalant une autre gorgé de soupe au poulet. Howard fit un vague geste dans sa direction et son fils lui passa le thermo’, les yeux rivés sur le soleil déclinant.

— Il a finit par en rire aussi, si tu veux tout savoir. Puis… il l’avait presque cherché, à bien y repenser. Des imbéciles aussi timides comme modèles d’intégrité nationale, ça devrait être déclaré illégal.

Tony haussa les épaules, pensif. Les anecdotes sur Steve le plongeaient toujours dans cette espèce d’état semi-méditatif qui pourrait s’apparenter à un homme se souvenant. Sauf que Tony n’était pas un homme, pas encore, pas vraiment et qu’il ne pouvait pas se souvenir de Steve – il avait fêté ses trois ans en même temps qu’Howard avait pleuré les trente ans de la mort du Captain. Et rien que de compter faisait mal parce qu’il aurait voulu que son fils puisse connaître son ami, qu’il aurait souhaité que sa plus grande création rencontre sa plus belle erreur – qu’ils puissent comprendre combien tous les deux avaient compté, comptaient encore pour lui.

— Peut-être que c’était ce dont l’Amérique avait besoin, hasarda finalement le plus jeune, désireux de briser le silence que le vent s’amusait à glacer.

— D’imbéciles timides ou d’intégrité ? ironisa Stark en prenant la dernière gorgée de soupe.

— De gars qui ne savaient pas danser.

Pendant un long moment, aucun des deux ne dit plus rien, chacun perdu dans leurs propres chemins de ronces et la beauté du monde semblait les englober comme un cocon, les rendre solides sous le ciel enflammé.

— Parfois, j’ai l’impression que Steve est là, confessa soudainement Tony. Avec nous, je veux dire.

Howard ferma ses yeux alourdis par le gel, laissa un moment le vent gercer ses lèvres exposées et expira de l’air tiède qui se perdit en vapeur dans l’aquilon. Quand il rouvrit ses paupières fripées, le soleil semblait immobile, suspendu ainsi dans le ciel orangé, et il aurait pu jurer que le temps s’était arrêté le temps d’une sublime seconde.

— Je parie que je te bats aux échecs, lança-t-il à l’horizon et son fils se tourna vers lui, les sourcils levés et la bouche ouverte.

— On n’a pas de jeu d’échecs, finit-il par répliquer d’un ton pincé.

— On a des marqueurs, du papier et les gobelets de la cantine, pointa Howard comme si cela résolvait tout.

Tony cligna les yeux et se fendit d’un sourire immense.

— T’as pas la moindre chance.

Et Steve n’était pas là – Steve était mort – mais Howard aurait juré avoir entendu son rire haut perché se mêler au leur, un court instant.