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[fic] La Maison des morts (acte ii, scène iii)

Titre : La Maison des morts
Auteur :
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Fandom : Sherlock '09
Personnages/Couple : Sherlock Holmes/John Watson, John Watson/Mary Morstan
Genre : angst, dark
Rating : PG-13
Disclaimer : Arthur Conan Doyle, Guy Ritchie
Warning : Mort de personnage canonique. Maladie terminale. Hallucinations. Tentative de suicide.
Note : Originellement posté en octobre 2012. Non relu.
Continuité : The Great Hiatus UA. Spoilers du deuxième film.
Taille : ~2,400
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Deuxième Acte.
p é r i s s a b l e
Et pour toujours je suis assis dans un fauteuil
Ma tête mes genoux mes coudes vain pentacle
Les flammes ont poussé sur moi comme des feuilles
Le brasier– Apollinaire, Alcools.
Le métal qui repose sur ses genoux fatigués pèse trop lourd pour ses épaules. Contre le battant, la fenêtre entrouverte grince doucement – il ne pleut plus mais Londres est brumeux, lourde de ce gel mordant et des bises glaciales de l’hiver plus si jeune pourtant. La saison morte a été longue et le froid sur sa poitrine a persisté longtemps mais, contrairement à ce qui se chuchote dans les rues jamais désemplies de la cité de la pluie, John Watson respire encore.
Son souffle tiède se perd dans l’air immobile de la nuit et il lutte, désarticulé sur les coussins sanglants que sa femme affectionnait tant.
Il ne faut pas que je dorme.
— Holmes ?
Le silence lui ricane au visage.
Son fantôme n’apparaît jamais quand il l’appelle. En cela, il est différent de Mary – sa femme était toujours la première à accourir à ses cris d’agonie, une inquiétude permanente déformant ses traits charmants alors qu’elle tentait par tous ses faibles moyens de le ramener à la brutale réalité – mais même maintenant, il s’applique à repousser au loin l’image de son épouse dont il ne désire plus rien. Il a enterré Mary née Morstan, dépose mille bouquets de roses blanches sur sa jolie tombe couleur minuit chaque vendredi matin et, quand sa douce voix pleine d’amertume inquiète résonne dans sa tête creuse, s’applique même à esquisser un spectral sourire.
Il déteste quand Mary le hante. Les fanfreluches de sa robe ténébreuse traînent sur le plancher poussiéreux comme des barques nuptiales glissant sur un fleuve d’huile et le teint blafard de la mort ne sied guère à son minois jadis ravissant. Il déteste la façon dont elle s’inquiète encore, les lignes plissées de son front fixées sur ses mains blessées, et il hait tout simplement ses cheveux rongés par les vers qui encadrent ses yeux caves.
L’échine dressée par le dégoût, Watson repousse la vision cauchemardesque de son épouse défunte comme on rejetterait une araignée venimeuse contre un mur de pierres blanches.
— Holmes ? murmure-t-il une seconde fois à la cheminée sans cendres.
Un sifflement fait vibrer le verre sale des vitres entrouvertes. Watson serre plus fort la lame dans ses poings crispés, trop bien conscient du regard perçant de son vieil ami sur sa nuque découverte.
Ce n’est pas parce qu’il se tait qu’Holmes n’est plus là.
— Votre parquet est glissant, vieux frère. J’ai glissé sur votre alliance en venant ici.
Les sons normalement harmonieux sortent comme une mélodie éraillée de cette paire de lèvres trempées. Sans mal aucun, il imagine la silhouette amaigrie du défunt traverser la pièce à vivre nonchalamment et tomber avec son élégance accoutumée sur la chaise vide qui se trouve toujours à ses côtés. Élégamment morbide, le docteur amorce un geste pour toucher l’apparition puis se ravise ; il essaie de ne pas croire que ses doigts vont s’agripper au courant d’air renfermé qui flotte dans la pièce et qu’Holmes est bien là, bien réel. Son imagination traîtresse le visualise en train d’esquisser un rictus, comme pour se moquer de l’homme recroquevillé sur un bout de métal qui se tient assis devant lui.
— Votre faute, réplique Watson à l’apparition éthérée avec un maigre sourire. Vous laissez de l’eau partout quand vous venez me voir.
La faute aux carreaux cassés qu’il a fallu remplacer. La faute aux fenêtres qu’il laisse ouvertes les jours de pluies. Ta faute, John, ta faute – regarde-toi une minute avant de blâmer les autres.
— Je vous ai vu, dans la rue, dit-il en détournant le regard, coupable.
Les sourcils calcinés par l’eau glaciale de la noyade se haussent, se froncent, s’abaissent et le visage diaphane de sa nymphe noyée se fait songeur soudainement.
— Vraiment ?
— Oui. Ce n’était pas vous.
— Évidemment, Watson, fait remarquer Holmes avec une condescendance suintante, à l’image de quelqu’un qui s’adresserait à un enfant ou à un individu particulièrement simple d’esprit. L’adressé tique sous le ton acide et reprend, d’une voix un peu moins sûre :
— Vous m’avez joué un morceau.
— De ce que j’en sais, la musique n’a jamais ressuscité les morts, mon vieux. Ma virtuosité est-elle au moins restée intacte ?
Confus un instant, le docteur rassemble ses souvenirs : la fraîcheur du soir, les lumières luisantes, le violoniste qui ne ressemble même pas à Holmes et qui n’est pas Holmes de toute façon, les notes ratées, la mélodie trop lente et les souvenirs qui jaillissent à chaque crissement de corde, à chaque pincement. Cela sonne faux, dans sa mémoire usée, comme une cacophonie désordonnée et stridente – de celles qui résonnent encore dans sa tête vide lorsqu’il s’est égaré sous les volets ouverts de Baker Street.
— Non, décide-t-il. Vous ne vous souveniez plus de la mélodie et votre poignet manquait d’énergie.
— La mort peut faire ce genre de choses, Watson, même aux meilleurs d’entre nous – et il y a une amertume définitive derrière les mots grinçants, les dents serrées et les mains jointes. Le concerné met un moment avant de croire que la haine qui pulse dans la gorge d’Holmes est dirigée contre lui et il demande, d’une voix tremblante :
— Serait-ce un reproche ?
Les orbes nuit du fantôme sont vrillés sur lui ; ses lèvres mortes s’étirent en un sourire – et le sang contre les dents lui donne un air macabre.
— Seulement si vous voulez qu’il le soit, John.
— John, John, mon cher ce n’est pas sain de rester enfermé, il faut vous aérer.
et alors John qu’est-ce qui n’allait pas dans ta tête cassée ? avais-tu écouté ta femme quand elle se tuait à s’inquiéter pour ta santé déclinante, John ? la mort te manquait-elle autant, John, pour que tu la désirasses à ce point ? pauvre fou, tu ne la méritais pas, cette délicate Mary, tu ne méritais aucun des deux et tu les as perdu tous les deux, c’est bien fait pour toi.
— C’est bien fait pour moi, répète Watson, tel un automate.
— Indéniablement, répond Holmes en souriant – il a la même voix que sa Mary, Holmes et c’est bien étrange. Les mains froides du médecin se pressent contre le métal immobile sur ses genoux ; la lèvre écarlate de son noyé se retrousse en dévoilant ses dents poisseuses, dans un ricanement imparfait.
— Vous voulez mourir, Watson ?
Oui, demain – demain, j’étais déjà mort.
Le docteur frémit sans répondre, les yeux rivés sur le couteau fin et silencieux qui dort paisiblement sur la chair tiède de ses cuisses. Mary a caché son arme pour oublier où et gardé sous clé ses fioles les plus dangereuses quand elle était encore là – mais personne ne veille plus sur le bon docteur Watson, à part son écervelée de bonne qui ne sait pas comprendre combien font deux et deux et qui gobe tous les mensonges que son employeur lui raconte sans sourciller.
Un coup de vent a fait voler la fenêtre en éclats et je me suis coupé en ramassant le verre – Mon alliance me donne des démangeaisons, c’est pourquoi je ne la porte pas – Oh, je parlais à haute voix hier soir ? Ah, ce n’est rien, il s’agissait de réflexions médicales à propos de mes patients, rien de très passionnant j’en ai peur… – Ne faites pas attention aux cris, Ivy, ce n’était qu’un cauchemar, il passera vite – Bien sûr que je dors la nuit, Ivy, comment ferais-je pour ne pas m’écrouler de fatigue sinon ? – Je vais bien, merci, et vous ?
— Vous êtes un champ de ruines, Watson.
— Je suis un champ de ruines, croasse le pantin désarticulé dont les paupières se font très lourdes –Seigneur, depuis quand ce fauteuil hideux est-il aussi confortable que son lit conjugal ? Il se frotte les yeux avec la dernière énergie ; ses doigts lui collent sous les cernes.
Il ne faut pas que je dorme.
— Que croyez-vous vraiment que ce bout d’acier vous apportera, mon vieux ? – et il y a une tendresse soudaine dans la musique sifflante que sont les mots hachés d’Holmes, une pitié sourde qui le mettrait en colère s’il n’était pas si complètement épuisé.
— Le repos ? ose le docteur en grommelant.
— Si ce n’est que cela, je connais une autre méthode moins radicale.
Bien sûr, son ami qui est mort et qu’il imagine assis à son côté en train de lui parler évoque la troisième nuit consécutive qu’il compte passer sans dormir. Étant médecin, il sait que son comportement est destructeur – mais il y a une ironie dans toute cette mise en scène macabre qu’il ne peut s’empêcher de ricaner, presque heureux. Holmes lui ordonner de dormir – ô délire combien délectable, ô fatigue ennemie.
— Vous, m’inciter au sommeil. On aura tout vu.
— Je ne suis qu’une projection de votre esprit qui délire, John – et c’est encore sur ses lèvres dégoulinantes d’eau du Rhin et de son sang, ce nom aberrant qu’il prononce avec la voix tendre de Mary, c’est à devenir fou à supposer qu’on ne le soit pas déjà – et vous avez besoin de sommeil. Même votre cerveau vous le dit.
— Je vous perdrais si je dors, avoue Watson d’une voix misérable.
C’est une conséquence de la bonne santé : les morts vous laissent tranquille et vous les voyez moins souvent.
Les yeux de son fantôme familier deviennent durs et c’est avec un mépris d’habitué qu’il crache :
— Mais vous m’avez déjà perdu, Watson.
— Alors que faites-vous encore ici ? proteste faiblement le docteur malade.
Le Holmes blafard qui n’est pas Holmes et qui est pourtant assis en face de lui comme si de rien n’était se tait subitement – la seconde d’après, la chaise est vide et l’air est glacial.
Il boude, songe l’ami qu’il est avec un certain paternalisme.Ses doigts décharnés caressent pensivement la pointe endormie contre son ventre maigre et la beauté de ses doigts qui courent sur la longiligne forme lui coupe le souffle un instant. La mort paraît belle, quand elle n’est pas noyée.
— Arrêtez ça, siffle la chaise encore tiède.
Ce n’est pas parce qu’Holmes se tait qu’il n’est pas là, il se rappelle. L’intérieur des paupières de Watson forme un joli rideau de ténèbres qui tombe sur eux comme le couperet d’une hache.
Il ne faut pas que je dorme.
L’ancien soldat se force à ouvrir ses yeux qui pèsent des tonnes pour ses joues creuses. Face à lui, Holmes est de retour dans sa chaise et ses boucles mouillées d’eau blanchâtre et de sang noir forment une auréole furieuse autour de son visage éthéré.
— Pourquoi insistez-vous tant ?
— Vous ne dormiez pas non plus, si mes souvenirs sont ex… – John ne finit pas sa phrase, bute sur les mots simples qui échappent à sa langue endormie. Il délire, peut-être un peu.
— Vous n’êtes pas moi, John – encore cette affection qui incline ses voyelles mais qu’il arrête, ce fantôme ennuyeux ! – Quand comprendrez-vous enfin ? Vous détruire ainsi ne me ramènera pas.
L’urgence qui écrase manifestement les cordes vocales de son défunt préféré lui arrache un sourire de défi.
— Il faut lui pardonner, à mon pauvre mari, il n’est plus vraiment le même depuis que…
tu pouvais le dire, Mary : depuis que Sherlock était mort. La vérité était tellement plus simple à nier dans tes si belles lèvres, Mary. Oh, muse voilée, pourquoi es-tu morte et je suis tellement désolé.
Le docteur ricane à nouveau, guère ébranlé par la supplique.
— Regardez-moi seulement.
Un instant, le fantôme apparaît révolté. Le sourire finit par revenir, plus tordu que jamais, et le sang remplace à nouveau l’eau. Narines plissées, Watson siffle de mécontentement – il déteste toujours autant voir de rouge sur le visage du mort. Il lève la main pour essuyer la mare écarlate qui tache la peau blafarde et elle ne rencontre que de l’air. Les yeux nuit de son noyé se brouillent un instant et il doit rêver, sûrement, parce que les orbites noirâtres de son spectre coupable n’ont jamais été si vivantes.
Il ne faut pas que tu dormes. Les rêves n’apportent que des malheurs et des réveils en pleurs.
— C’est ma vengeance, vous comprenez, Holmes ? – sa voix est pâteuse, engourdie dans une torpeur vicieuse dont il ne veut pas s’échapper.
L’apparition hallucinée ferme les yeux de surprise. Quand les disques sombres réchappent de la prison des paupières blafardes, ils sont de nouveau distants et froids comme avant mais il y a tout au fond cette tristesse indélébile qui les ternit un peu plus chaque jour.
— Et si je vous demandais de rester ici ? Avec moi ?
— Je vous demanderais de cesser de faire l’égoïste, raisonne Watson et ses paupières finissent par couler à pic, rigides dans son fauteuil. Le métal qui ronronne sur ses genoux dort dans sa main et sa pointe qui perce les vêtements lui pique les doigts, les cuisses, le creux des poignets. Ca gratte, ça brûle et c’est très désagréable comme sensation.
— John, restez, résonne la voix morte d’Holmes dans ses oreilles repliées – et l’espace d’une seconde délicieuse qui flotte encore dans l’air fatigué, il croirait presque que son vieil ami est finalement rentré à la maison.
Il ne faut pas que je dorme.
C’est peut-être mieux ainsi, pense finalement Watson, autant pour lui-même que pour les fantômes qui écoutent sûrement aux portes closes. Les ténèbres chaleureuses qui l’étreignent sont autant d’amantes dont il accueille les bras et sa chemise blanche vire tout doucement au rosé.
Holmes, où vous êtes-vous encore fourré ainsi ? Mary, vous m’aviez dit que vous vous sentiez mieux !
Plic ploc, Holmes va encore laisser de l’eau partout sur le plancher. Plic ploc, Mary a craché du sang sur le napperon ce matin et quelques-unes des perles carmin gouttent encore sur le tapis décoloré. Plic ploc, est-ce qu’il pleut encore contre les carreaux cassés ou est-ce le bruissement assourdissant des voix affolées qui forment une ronde autour de son corps de poupée écartelée ?
— Docteur… son ? Doct… !
— …que… ous… tendez ?
— Doc… son… llez-vous !
C’est trop tard, chers fantômes.
Minuit sonne, John ; il ne faut pas que tu dormes.