![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)

Titre : La Maison des morts
Auteur :
![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
Fandom : Sherlock '09
Personnages/Couple : Sherlock Holmes/John Watson, John Watson/Mary Morstan
Genre : angst, dark
Rating : PG-13
Disclaimer : Arthur Conan Doyle, Guy Ritchie
Warning : Mort de personnage canonique. Maladie terminale. Hallucinations. Tentative de suicide.
Note : Originellement posté en octobre 2012. Non relu.
Continuité : The Great Hiatus UA. Spoilers du deuxième film.
Taille : ~1,900
[Chapitre précédent] [Chapitre suivant]
Deuxième Acte.
m é m o r a b l e
Et s'en allant là-bas le paysan chantonne
Une chanson d'amour et d'infidélité
Qui parle d'une bague et d'un cœur que l'on brise
Automne – Apollinaire, Alcools.
Les rues sont claires dans le jour déclinant. Les champs de réverbères brillent de concert sous le ciel uni qui promet pluie et vent. Partout, on s’affaire, on court et on éclate parfois, en rires, en poèmes et en chants – les vendeurs de la rue comptent la bonne fortune aux gitans et les jongleurs offrent des tours aux foules qui s’ennuient pendant que leurs complices, maladroitement maquillés, défont les bourses des braves gens. L’air sent la sueur fraîche, la moiteur des corps qui se pressent les uns contre les autres pour laisser passer les calèches et des vapeurs salées sortent des cuisines dont on a laissé les portes ouvertes et où se pressent les chiens errants, éternels chevaliers solitaires en quête de pitance.
Au coin de la rue, un violoniste joue.
Ses doigts fatigués pincent les cordes sans relâche, laissant s’échapper dans l’air dense des sons mordants qui agressent les oreilles dédaigneuses des passants. L’instrument est usé, visiblement, mais les marques de soin sont évidentes et cet homme courbé par la faim s’agrippe au bois et aux cordes comme si sa vie en dépendait – c’est sans doute le cas, du reste, et les sourires édentés qu’il offre aux visages qui tournoient sont presque autant d’appels qui tombent dans des oreilles de sourds.
De temps à autre, une jolie femme ou un garçon qui a échappé aux mains voraces de sa mère dépose une pièce dans le chapeau assis sur les pavés et où rayonne un bien maigre butin de piécettes – assez pour un bol de bouillon et un morceau de pain. Le cœur reconnaissant, l’artiste lance un baiser à la demoiselle qui rougit sous ses foulards, un clin d’œil au benêt qui glisse dans les adultes avec la souplesse d’un fauve et esquisse, pour les remercier encore, un maladroit pas de danse qui fait éclater quelques rires autour de lui. Parfois, il lance une gigue connue qu’un passant désœuvré reconnaît et se met à siffler pour l’accompagner – ce sont les meilleurs moments de sa triste journée, car le temps s’arrête le temps d’une chanson : les plus pressés claquent dans leurs mains, les intrigués chantent le refrain et quelques écervelées font tourner leurs jupes pour dévoiler leurs pieds. Quand la mélodie s’arrête, il y a toujours un peu plus de pièces dans le chapeau rapiécé et un morceau de viande vient garnir son dîner.
La vie est simple pour les gens qui savent danser.
Le jour est presque tombé et les doigts du musicien, engourdis par la fraîcheur de la journée, s’arrêtent un instant pour reprendre leur souffle. C’est presque l’heure à laquelle il plie son archet pour quêter à manger. Les cloches de son ventre vide tintent désagréablement à ses oreilles affamées.
Un dernier refrain pour annoncer la nuit et sa vie continuera demain. Le mendiant avale une gorgée du liquide épais qui s’agite dans la flasque qu’il porte à la poitrine et relève son archet, déterminé.
— Excusez-moi.
Le musicien interrompt son geste, pris par surprise. Sous son nez aquilin, une main tremblante a placé une feuille un peu chiffonnée. L’artiste sans nom plisse les yeux, reconnaît une portée constellées de notes – noires, croches, un ré, un mi, un sol – et les relève sur l’homme qui lui tend la partition.
La silhouette est fine, presque maigre, que dissimule un long manteau dont le bas est constellé de fines gouttes d’eau sale. Les bottes, les gants et la canne à laquelle l’inconnu s’agrippe témoignent de l’aisance du personnage, la moustache et les joues creuses de sa négligence. Le regard qui le fixe ne semble jamais s’arrêter sur un point seul, part de gauche à droite pour revenir à gauche et ainsi de suite – ils tremblent, ces yeux clairs et pourtant voilés qui papillonnent sans arrêt d’un versant à l’autre, comme une balance déséquilibrée.
— Pourriez-vous me jouer ceci ? lui demande-t-il avec rudesse.
Il ne supplie pas mais son attitude le hurle pour lui, la crispation dans les muscles, le retroussement des lèvres, le creux dans sa gorge que cache malhabilement une écharpe décolorée. Un instant, le musicien est tenté de refuser et les yeux dansants s’arrêtent une fois de trop sur lui – il doit chercher quelque chose, dans ses traits plissés par le souci.
Son vis-à-vis doit être fou – ou désespéré. Peut-être les deux. Et si on lui demande son avis, il répondra qu’il préfère ne contrarier ni l’un ni l’autre.
— Je vous paierai, ajoute inutilement l’étranger aux mains gantées.
Il reporte son attention sur les notes qui ont glissé sur sa paume et répond, les lèvres pincées.
— Je peux.
L’homme fou lâche la partition à contrecœur et agrippe sa canne à deux mains, s’en servant comme un noyé accrocherait une bouée pour ne pas sombrer. Le musicien chasse la pensée insolite et lance quelques notes, tout concentré qu’il est sur l’ouvrage qu’il lit et la promesse d’argent à venir. La mélodie n’est ni très complexe ni très longue, presque familière et quand elle s’élève, grinçante, dans le ciel assombri, il se surprend à éprouver de la nostalgie.
Appuyé sur sa canne, l’étranger a fermé ses yeux de fou, plongé dans les cordes et les mouvements de l’archet comme on plongerait jusqu’au cou dans l’eau froide. La douleur tord ses traits et ses joues sont humides – se serait-il mis à pleuvoir, de nouveau ?
Les notes crissent sous ses doigts mal dégourdis et des souvenirs volent entre les lignes encombrées de la portée toute froissée.
– deux corps qui tournaient avec lenteur sur le plancher exceptionnellement dégagé, l’un confiant et l’autre malhabile ; des rires gênés qui résonnèrent entre les rideaux quand les pieds s’entrechoquèrent, quand les mains se frôlèrent d’un peu trop près, quand les souffles se répondirent ; des joues rougies et des yeux rieurs, des doigts qui pinçaient, des genoux qui cognaient : c’était brouillon, c’était maladroit, c’était gênant, c’était parfait et il y avait cette affection indéfectible qui planait dans l’air étouffant, cette chaleur que même le froid automnal ne pouvait parvenir à entamer parce qu’elle venait de l’intérieur.
« vous êtes rayonnant. » disaient le silence trop lourd et les mains taquines. «je ne veux que vous au monde. » disaient les lèvres tremblantes et rendues sèches par l’air chaud du souffle de l’autre.
– et un rire, encore, parce que ce moment était unique de friction et de corps pressés l’un contre l’autre, de mondes à moitié renversés, il s’agissait de ne pas tout ternir déjà.
« vous êtes vraiment un terrible danseur. »
Les dernières notes frémissent dans l’air nocturne et avec elles, l’étreinte imaginaire se relâche, la danse se ralentit et ne restent plus que des fantômes de sourires à la place des notes griffonnées.
La vie est simple, pour les gens qui savent danser.
Le musicien ouvre les yeux, ses doigts fébriles courant sur les cordes sans plus les pincer. Face à lui, l’homme à la canne rouvre les yeux qu’une fine pellicule salée recouvre puis se penche et dépose un billet dans le chapeau usé, le premier billet depuis la jeune fille de la semaine dernière qui l’a regardé jouer un long moment avec une admiration éperdue écrite sur son visage ovale. On peut apercevoir la nuque blanche sur laquelle l’écharpe a glissé – il lui suffirait de tendre la main pour toucher la peau translucide sur laquelle courent des veines bleutées, trop proéminentes pour être un signe de bonne santé. Puis, l’étranger se redresse à moitié et de nouveau, leurs regards se rencontrent, noir contre bleu et un éclair sans lumière semble rompre leur échange silencieux.
— Merci, marmonne l’homme à la canne, la voix cassée comment s’il avait pleuré.
Ses cernes sont secs.
Les notes disparaissent à nouveau entre les doigts gantées. L’inconnu salue poliment avant de disparaître à nouveau dans la foule bigarrée du soir. Du ciel, un fin crachin se met à tomber, rendant la foule plus pressée encore et les pavés glissants.
Ses recettes bien serrées contre lui, le musicien se hâte, son instrument caché sous son manteau rapiécé. A l’abri dans une ruelle, un groupe s’est déjà formé – musiciens ambulants, jongleurs, pseudo-voyants… Tout le gratin des sans-toits de Londres se réfugie dans les ruelles mal éclairées, une fois la nuit tombée, telles des meutes de loups qui se partageraient le butin d’une chasse.
— Eh bah, t’as l’air de bonne humeur, Ced. Encore une fillette qui t’a offert un billet ? siffle l’un des diseurs de bonne aventure qui sévit sur l’autre coin de la rue – entre sans logis, ils se connaissent un peu tous et sans être totalement solidaires, la compagnie n’est jamais malvenue lors des longues soirées d’hiver. Le musicien ricane et crache par terre pour tenter de dégager sa gorge encombrée.
— Nah, pas une fillette cette fois. Un type avec une canne qui m’a demandé de jouer un truc, murmure l’artiste de rue, une fois son butin bien serré dans sa main – même avec ce fond de confiance qui règne entre eux, on ne se méfie jamais assez des gens qui passent leur temps à escroquer les autres.
— Aye, je crois que j’ai dû l’voir. T’as eu d’la chance, Ced. Z’ont les doigts plus près de leurs bourses, d’habitude.
— Pas celui-là. T’aurait dû l’voir quand il m’a tendu sa partition, un véritable fou.
— Hm. Faudra que tu nous rejoue ça, à l’occasion, marmonne son vis-à-vis, le visage plongé dans la menue monnaie qu’il a gagné.
Son cœur se serre à l’idée de rejouer le morceau – il revoit le visage crispé de l’homme à moitié prostré sur sa canne, la douleur tangible qui tord ses traits un par un, ses nerfs exposés à vif comme les cordes de l’instrument qu’il pince sans relâche. Quelque part, il se sent malade à l’idée de repasser à nouveau son archet sur les mêmes notes, imaginant les yeux tristes et accusateurs de l’étranger braqués sur lui et la boule qui n’a pas quitté sa gorge depuis qu’il s’est arrêté de jouer se resserre brutalement.
— Désolé, vieux, ment Ced sans ciller. J’ai oublié comment ça allait.
Une moue déçue ornant ses ses lèvres gercées, le gitan caresse pensivement l’anneau – volé, probablement – qui scintille discrètement à son doigt, pareil à une alliance. Un instant, la tristesse qu’il lit sur les rides qui plissent son front rappelle à Ced les notes grinçantes qui se sont perdues dans l’air froid du soir, une danse fantomatique qui s’est jouée au coin d’une paire d’yeux tristes et il se demande qui est la deuxième personne, celle qui a assombri les yeux de l’homme prostré sur sa canne.
— Dommage, répond son interlocuteur, la voix dans le lointain.
Dommage, en effet, pense Ced en replongeant la tête dans son argent, les joues rougies par la honte.
La nuit suivante, le diseur de bonne aventure à l’anneau volé ne réapparaît plus auprès d’eux et, une fois réfugié dans un coin solitaire, Ced joue en son honneur une série courte de notes atrocement familières, retraçant sur ses cordes qui crissent les pas d’une danse longtemps oubliée.
La vie est simple, pour ceux qui savent danser.