kandai_suika: (Default)
Kandai ([personal profile] kandai_suika) wrote2012-09-26 04:58 pm

[fic] La Maison des morts (acte i, scène ii)



Titre
: La Maison des morts
Auteur : [personal profile] kandai_suika
Fandom : Sherlock '09
Personnages/Couple : Sherlock Holmes/John Watson, John Watson/Mary Morstan
Genre : angst, dark
Rating : PG-13
Disclaimer : Arthur Conan Doyle, Guy Ritchie
Warning : Mort de personnage canonique. Maladie terminale. Hallucinations. Tentative de suicide.

Note : Originellement posté en septembre 2012. Non relu.
Continuité : The Great Hiatus UA. Spoilers du deuxième film.
Taille : ~1,900

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Premier Acte.

r e g r e t t a b l e


J’ai tout donné au soleil
Tout sauf mon ombre

Les fiançailles – Apollinaire, Alcools.


Le noir te va mieux, ma chérie.

Les roses qu’elle porte, étroitement serrées entre ses mains jointes, sont belles et empestent cet écœurant parfum d’abandon et de putréfaction de l’âme qui d’habitude hante les salles à manger des malades. Le sol sur lequel se déplacent avec l’incomparable grâce des filles de bonne famille ses élégantes bottines est légèrement boueux – il a plu la nuit dernière – de telle sorte qu’elle avance à petits pas, dans le souci d’éviter une chute malencontreuse –  il serait de très mauvais goût qu’elle finisse par se fracasser un membre sur l’une de ces dalles de pierre couvertes de fleurs noircies et de larmoyantes prières adressées à des amas de viandes qui pourrissent sous leurs pieds.

Détestables offrandes. Comme si les lamentations des vivants pouvaient ramener les morts à la vie.

Elle en sait quelque chose, la dame en noir qui traverse le cimetière de son pas mesuré, chacun de ses talons qui claquent contre la boue composant un rythme funèbre qu’elle est la seule à entendre. L’air matinal est si froid qu’il lui pique les yeux et mord ses joues pâles. Dans sa robe couleur d’ombres, elle paraît si menue et pourtant si digne, pareille à une de ces statues de marbre qui aurait pris vie au milieu des tombes.

Une fée funeste, voilà ce qu’elle est devenue. A l’heure où la plupart des femmes de sa condition s’éveillent dans les bras rassurants de leurs maris qu’elles embrassent chastement avant de faire lever les enfants, elle s’égare dans un cimetière où seuls traînent un gardien encore engourdi par la nuit froide et de vieux fantômes.

Et le noir qui peint sa toilette lui va à ravir.

Mary trouve la tombe sans mal.

Un instant, elle contemple pensivement les capitales dorées immobiles sur la pierre qu’un rayon de soleil timide s’amuse à faire luire doucement, comme pour la narguer. L’envie de jeter simplement son bouquet au pied de la tombe et de s’enfuir sur la même mélodie macabre qui a guidé ses pieds jusqu’ici la traverse un instant mais le regard de détresse qu’elle a croisé ce matin dans son miroir ébréché la fait changer d’avis.

Lèvres pincées, la dame en noir s’accroupit doucement vers la pierre grisâtre et y dépose les fleurs carmin. Aussitôt, leur parfum atroce lui remonte au nez et Mary se relève avec brusquerie, ses narines plissées de dégoût.

— Elles ne sont pas de moi, précise-t-elle inutilement à la pierre muette.

Elle ricane légèrement ensuite, parfaitement consciente de son écœurant ridicule.

Puis, toute critique contre son ridicule envolée, rajoute comme obligée de préciser le pourquoi de sa présence à ces lieux et moments précis :

— Il n’a pas pu venir aujourd’hui. Croyez bien qu’il en est navré.

Le silence se fait de nouveau, percé qu’il est par moment de cris lugubres d’oiseaux ou du fracas des roues sur les cahots des routes. Prise d’un long frisson, Mary resserre son châle gris pâle sur ses épaules minces. Un instant, elle observe mélancoliquement le bouquet sanglant qui repose délicatement sur la dalle et les mots lui viennent, chargés d’un regret qu’elle porte depuis trop longtemps.

— Vous savez, commence-t-elle d’un ton rêveur. Vous êtes le seul à qui je l’ai jamais vu offrir des roses rouges.

Ses roses à elles sont toujours blanches, symbole d’amour pur et couleur du voile qu’on lui a un jour ôté avant de la conduire devant l’autel. Mais les roses rouges de ce matin ont cette teinte empoisonnée qui rappelle la passion, l’amour cruel et égoïste, le danger – et oh, elles puent la charogne, ces fleurs trop belles couchées comme des putains sur une tombe vide, oh oui, elle les déteste.

Son talon rencontre violemment les corolles, écrase sans pitié le bouquet qui meurt en silence sous sa bottine.

Ce n’est pas une victoire – elle a été perdante dès le départ, de toute façon – mais cette minuscule revanche sur l’homme qui doit rire comme un dément dans sa tombe vide la libère d’un poids qu’elle en a assez de porter. Les pétales écarlates forment une rivière pourpre sur le marbre, un sang imaginaire qui coule à ses pieds et dont elle se délecte, happée par une joie malsaine qui pulse au cœur de son ventre.

Le noir te va mieux – c’est la couleur des vices.

— Vous êtes mort, assène-t-elle, sentencieuse, au morceau de pierre impassible.

La tombe se tait et le vent lui ricane au visage, balayant les plis de son châle sans couleur.

C’est là son drame, à la dame en noir : il est mort, l’ordure, et elle qui est vivante, qui a toujours été présente, elle a tout de même perdu contre une plaque commémorative, une tombe sans cadavre et un fantôme qui hante sa salle à manger. C’en serait à hurler de rage, pleurer de chagrin et perdre tout ce qu’il lui reste de dignité en s’insurgeant contre un mort – cependant, elle reste digne, Mary, même dans son ignominieuse défaite.

Elle ne l’acceptera jamais à haute voix mais cette visite est un aveu, la confession de son impuissance ultime face à une ombre qui persiste à s’incruster sur le papier peint de son salon et des taches de confiture sur les nappes que son époux paniqué a confondu avec du sang, un soir d’hiver.

— Vous êtes mort, répète la jeune femme à la voix cassante, comme pour s’en convaincre – mais qui peut vraiment déclarer mort un homme qui hante tant votre vie que vous vous attendez à le voir à tout instant traverser la pièce et s’asseoir, jambes croisées et sourire nonchalant, sur le fauteuil rose de votre salon ?

Comment peut-on déclarer mort un homme auquel votre mari s’adresse constamment, au point de l’oblitérer, elle, la femme attentive qui ne songe qu’à lui apporter soutien et réconfort ? – parce qu’elle l’a aimé, ce traître inconscient, oh pauvre folle, elle l’a aimé avant même de savoir que l’homme face à elle l’avait déjà surpassée.

La plus belle partie qu’il lui eût été donnée de jouer, assurément – échec et mat avant même d’avoir déplacé le premier pion. Elle n’a jamais été bonne tacticienne et voilà le résultat : elle est venue seule, pour rendre un autre service au corps enfiévré et aux yeux troublés par la folie que sont devenus les gestes de son compagnon. Elle est en deuil, Mary, en deuil d’un homme qui s’étiole et d’un amour qui n’a jamais pu fleurir – mais n’a-t-elle pas toujours porté le deuil, est-ce que sa mère ne lui avait pas dit quand elle était petite fille que le noir lui seyait bien mieux au teint que le blanc ?

Elle est plus belle en geai qu’en blanche colombe. Le noir des mauvaises nouvelles lui donnent un meilleur teint – ça te va si bien, ma chérie, disait sa mère.

— Mais évidemment, c’est ce que vous vouliez, non ? crache hargneusement Mary – les corneilles se répandent en croassements et cette mélodie sinistre pourrait passer pour des sanglots, hachés et entrecoupés d’éclats de rire. Elle espère, oh oui, elle souhaite que le fantôme pourrissant la regarde en ce moment et qu’il regrette sa victoire creuse.

Creuse comme ce mariage qu’elle en est venue à haïr – à cause d’une tombe sous laquelle ne croupit aucun corps, car il est évident pour tous que ce n’est pas de la faute de son époux, ou si peu, si ses yeux de tempête restent fixés sur des ombres qui ne sont plus là, s’il parle au silence et que ses mains sont froides.

Ce n’est pas de sa faute. Les fous sont toujours innocents.

Mary a un goût âcre dans la bouche – elle cracherait sur le marbre offensant si elle le pouvait.

La tombe est gris clair, presque blanche dans son immobilité. Elle porte sa robe noire des mauvais jours ; la couleur creuse ses cernes et les ridules qui ornent ses coins de bouche. Elle est laide ainsi, Mary, si maigre dans ses voiles ombrageux, si rigide qu’elle croit s’enraciner au pied de la flaque de roses mortes.

Où se cache le cadavre dans ce sombre tableau ? Le fantôme qui hante ses pas ? Son amour avorté ? Elle-même ? Aucun des trois en vérité et chacun le sait : c’est son mari qui repose dans cette fosse vide, celui-là même qui lui avait passé l’anneau au doigt en souriant et qui avait juré devant le prêtre et l’autel que seule la mort les séparerait.

Et la mort les a séparés, comme de fait – la mort d’un autre homme, cependant. C’est étrange, dérangeant et non dépourvu de cette ironie mordante qu’elle lui connaissait. Comment s’avouer que vous avez perdu l’homme de votre vie face à un souvenir qui hante votre salle à manger et les miroirs de votre coiffeuse ? Elle a honte d’admettre sa défaite à une pierre, toutefois, même l’acharnement a ses limites.

Rapidement, la dame de ténèbres essuie une larme malvenue que le vent fouette et se penche à nouveau sur la dalle, solennelle.

— Je vous rends John – ça lui fait mal de dire cela parce qu’elle l’aime encore un peu, son mari qui perd lentement la raison face aux murs et aux fauteuils vides, mais elle ne pourra jamais remplacer son fantôme et Mary ne supporte plus de n’être qu’un palliatif, un substitut sans nom qu’il serre dans ses bras en se répandant en excuses le soir. Prenez soin de lui.

Aussi ridicule paraît sa demande, Mary est certaine qu’elle ne le restera pas longtemps : John rejoindra sans doute son mort bien-aimé dans peu de temps.

— L’ironie est là, grince la veuve, acide. C’est en mourant que vous avez gagné. Je ne peux plus me battre contre une illusion. Vous avez gagné et cette victoire est vide de sens.

En quelques phrases, Mary Watson meurt sur le tapis de roses pourpres. Quand elle se redresse enfin, un anneau repose sous les lettres luisantes – une alliance qui brille encore, comme un trésor perdu après un naufrage.

Celle que John a retirée ce matin.

Celle de Mary titube, ivre au bout d’une chaîne – in memoriam, songe la jeune femme avec amertume.

Elle reste encore quelques minutes sur la tombe, vaguement consciente qu’il n’y aura pas de réponse cette fois-ci, puis tourne résolument les talons. Le vent éparpille les pétales de roses : ils s’accrochent à ses bottines, comme pour vouloir la retenir quelques instants. La dame en noir s’immobilise à nouveau, une poignée de secondes à peine, avant de prendre congé d’une voix où ne pointe plus que la tristesse :

— Adieu, monsieur Holmes.

A pas lents et mesurés, Mary Morstan quitte le cimetière, son ombre suivie par un fantôme ricanant aux traits douloureusement étrangers.

Quand on l’enterre, deux mois plus tard, sa tombe est plus noire que minuit et son époux hébété dépose sans comprendre des roses blanches sur la pierre que la pluie semble éviter. La tête rentrée dans ses écharpes de cendres, il quitte le cimetière la tête basse, sans un regard pour l’ombre familière du souvenir qui s’engage dans ses pas.

Elle a raison, la mère de Mary, finalement.

Le noir lui va mieux.