[fic] Vogue (chapitre six)
Apr. 7th, 2011 05:26 pm![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)

Titre : Vogue
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[Chapitre précédent] [
Julian flottait.
Il flottait dans une immensité liquide, de couleur bleuâtre et argentée, à moitié conscient de ce qu’il était et d’où il se trouvait. Il ne devinait aucune présence d’air autour de lui et pourtant, il arrivait à respirer, inhalant et exhalant le liquide tiède dans lequel il baignait. C’était une sensation rassurante, que cette chaleur. Et étrangement familière. Fermant les yeux, il se laissa porter par le mouvement qu’il sentait sous lui, toute pensée consciente s’effaçant peu à peu devant cette sensation de plénitude qu’il ressentait. Était-ce un rêve ? Ou bien, était-il réellement en train de flotter dans cette eau vierge, qu’il sentait l’entourer comme une mère protectrice protège son enfant qui vient de naître, comme une épouse aimante serre son mari contre son giron ?
- N’aie pas peur, mon Prince, lui souffla-t-elle, d’une voix basse et chaleureuse. Protectrice. C’était la première fois qu’elle lui parlait ainsi mais il avait l’impression de connaître cette voix depuis toujours.
« Je n’ai pas peur. » pensa Julian et c’était la vérité. Comment avoir peur alors qu’il sentait cette chaleur maternelle l’entourer, s’infiltrer dans ses poumons, se glisser dans les pores de sa peau, imbiber les mèches de ses cheveux, avec lenteur mais sans jamais être envahissante, sans jamais s’imposer. Ce n’était pas son but. C’était à lui de l’accepter comme elle l’avait accepté, il y a bien longtemps, quand il n’était encore qu’un petit prince perdu sur Terre. Tout cela était si loin désormais… Il avait fait du chemin, son si merveilleux enfant. Quoique pas encore… Pas tout à fait son enfant. Mais elle pouvait remédier à ça. Elle était là pour ça.
Et il l’acceptait, comme la femme qu’il a trop longtemps attendue, comme la mère invisible dont il ne pouvait que deviner la présence. Avec tout l’amour qu’elle avait pour lui, elle le serra plus fortement contre elle, sans précipitation aucune.
Et Julian se perdait en elle, guidé par un instinct plus fort que lui, perdant progressivement conscience de ses membres matériels pour ne plus se focaliser que sur sa compagne, sur lui qu’il sentait devenir elle progressivement. A la voix douce de la mer mouvante se mêla bientôt celle plus grave mais tout aussi profonde du Dieu des Océans, qui lui susurra des mots tout aussi rassurants à l’oreille jusqu’à ce que les deux voix qui résonnaient à ses oreilles ne fassent plus qu’un seul et même appel qui trouvait écho dans les tréfonds même de son âme.
« Je n’ai pas peur. » pensa à nouveau Julian.
Même s’il trouvait que la présence autour de lui se resserrait un peu trop, le collait trop à la peau. Même s’il n’arrivait plus à faire la différence entre ce qui était lui et ce qui était cette eau qui se faisait progressivement étouffante. Etait-ce un bosquet de coraux ou ses cheveux qu’il sentait flotter juste au-dessus de lui ? Était-ce ses bras ou un banc de poissons qui venait de frôler son côté ? Était-ce ses yeux ou des courants d’eau salée qu’il peinait à ouvrir ?
- N’aie pas peur, cher enfant, mon Prince tant aimé, feula la mer autour de lui, employant un ton qui se voulait apaisant, comme si elle avait senti son malaise et qu’elle voulait le prendre sur elle.
« Je n’ai pas peur. » se répéta Julian.
Mais ce n’était plus aussi vrai.
Et, alors qu’il essayait de maintenir un calme apparent, alors qu’il se sentait bouillonner de l’intérieur au fur et à mesure que l’eau autour de lui l’envahissait et devenait intruse, il réalisa qu’il avait peur de cette masse terrifiante qui pouvait aisément le réduire en poussière de sable s’il lui en prenait l’envie. Et, sans doute pour la première fois de toute sa vie de mortel, il perçut quelque chose au-delà de l’amour dont elle l’enveloppait, quelque chose dont il n’avait pas eu conscience jusque là.
Il n’eut pas le temps d’identifier le « quelque chose » ni même de confirmer cette impression que le souffle lui manqua et l’étreinte se fit vorace, pressante, étouffante même. Par réflexe, Julian inspira profondément mais le liquide nourricier semblait s’être changé en poison et la voix rassurante, voire maternelle, s’était faite urgente, exigeante, vibrante d’une colère mal dissimulée. Comme une mère qui a épuisé ses réserves de patience envers un enfant particulièrement difficile.
- Non, n’essaie pas de fuir ! Nous y sommes presque… Laisse-toi faire, laisse-toi faire !
« Non ! Lâche-moi, lâche-moi ! » hurla mentalement Julian, au bord de la panique Avec une force dont il ne s’était pas cru capable, il se débattit pour tenter de la repousser, pour échapper à l’étau dans lequel elle l’enserrait et où il étouffait petit à petit. Il l’entendit encore le supplier de se laisser faire, il entendit la voix grave et tout aussi urgente de Poséidon se joindre à la sienne mais leurs paroles ne le touchèrent pas. Il ne voulait pas les écouter ! Il ne voulait pas se laisser faire ! Il voulait juste que tout s’arrête ! Il voulait juste… DE l’AIR !
Et, tout aussi brusquement que cela avait commencé, tout s’arrêta et il n’y eut plus qu’un homme se débattant dans ses draps, luttant pour retrouver le souffle qui l’avait déserté.
Julian inspira une goulée d’air humide, si fort qu’il laissa échapper une quinte de toux. Attendit que sa respiration soit calme pour ouvrir les yeux et regarder autour de lui, tremblant. Le décor familier de la chambre qu’il occupait au Royaume sous-marin, encore plongée dans une semi-obscurité, acheva de le rassurer. Portant ses mains à son front, il appuya longuement, sentant les battements de son cœur diminuer petit à petit. Tout cela n’avait-il été qu’un rêve ? L’étreinte douce puis oppressante, les voix qui semblaient encore murmurer à ses oreilles… cela avait eu l’air si réel, pourtant.
Il se souvenait avoir eu peur. Il avait eu peur de sa plus vieille amie, peur de se perdre complètement en elle, peur de devenir elle et de s’oublier, de ne plus pouvoir se retrouver. Il avait eu peur de ce qu’il avait vu en elle, de ce visage effrayant qu’elle lui avait montré et qu’il ignorait qu’elle possédait. Il avait eu peur de ce qu’elle pouvait lui faire, de ce qu’ils pouvaient lui faire. Pour la première fois depuis qu’il était né, il avait eu peur de la mer.
Toujours recroquevillé entre ses draps de satin, le corps secoué de tremblements incontrôlables, Julian Solo s’autorisa à pleurer.
- Qu’est-ce que tu as fait à ta main ? demanda le Kraken, curieux, à un Kassa qui ne pouvait entièrement cacher l’éclat de satisfaction qui brillait dans ses yeux. Pas seulement la satisfaction d’avoir amené Kanon à se confier, soulageant un peu le fardeau que le Dragon avait voulu prendre sur lui, mais celle également d’avoir sorti le jeune Finlandais du marasme dans lequel il s’était plongé depuis que Julian et lui s’étaient mutuellement accusés d’être la cause de l’humeur massacrante de l’homme après lequel ils couraient tous les deux. Il ne s’était pas épanché là-dessus, aussi la salamandre n’avait-elle pas insisté mais ce dernier était content de lui.
Bien sûr, ce n’était pas comme si cela changeait grand-chose à l’expression du Général des Lyumnades, qui restait neutre pour la plupart du temps et se figeait en un masque plutôt effrayant quand ce dernier était en colère, troublé ou qu’une émotion négative. Mais il veillait à ne jamais montrer de signe visible de contentement ou de joie. Isaak ne se souvenait même pas de l’avoir vu sourire – les rares rictus que ses lèvres formaient ne comptant pas – mais il n’en avait sans doute pas besoin. Les yeux de Kassa parlaient pour lui et révélaient parfois bien plus que ce que ce dernier voulait bien dire. Ledit Kassa haussa un sourcil et lui répondit avec un air un brin amusé.
- Trois fois rien.
- Trois fois rien avec Dragon des mers, je suppose ? redemanda le Finlandais, qui se surpris soudain à contempler le rocher juste à côté de celui contre lequel il était assis, sans avoir l’air d’y toucher.
- Tu supposes, tu supposes… grogna un peu la salamandre, une moue boudeuse tordant ses lèvres. C’aurait très bien pu être au lit avec une fille particulièrement sauvage, tu sais. Elles n’ont pas l’air quand on y regarde mais un type qui peut se transformer en à peu près n’importe qui, c’est leur fantasme ultime. Elles n’ont qu’à demander, je prends telle apparence et hop ! Le tour est joué et la demoiselle est comblée.
- C’était avec une fille, alors ? questionna Isaak, avec un sourcil dubitatif haussé en prime.
Kassa répondit par un sourire torve.
- Tu ne penses tout de même pas que je vais te le dire, crevette. Ah ! Reviens quand t’auras des poils.
- Eh, pour qui tu me prends ?! J’ai des poils, je te signale ! s’offusqua le Kraken, soudain écarlate, ce qui jurait horriblement avec ses cheveux.
- Vraiment ? Je demande à voir où !
Kassa grimaça et passa une main affectueuse dans les cheveux verts du jeune homme. Lequel soupira de contentement. Le Général des Lyumnades était bien le seul avec lequel il ne ressentait pas le besoin de se battre, dans la bouche duquel les surnoms ne sonnaient pas comme des insultes mais comme autant de marques d’affection. Isaak s’était rapproché de lui par intérêt, pour essayer d’atteindre l’intouchable Dragon des Mers, sujet sur lequel Kassa semblait en savoir plus long que n’importe qui, mais à présent, il devait avouer que la compagnie de la salamandre n’était pas si désagréable qu’il l’aurait d’abord cru. Comment aurait-il pu croire que quelqu’un d’aussi hideux et détesté puisse se révéler si attentionné ? Il ne poussait pas jusqu’à chaleureux mais la personnalité de Kassa était beaucoup plus belle qu’il n’aurait pu le penser. Peut-être son faciès entretenait-il une partie du rejet des autres. Après tout, les humains étaient des êtres sensibles à la beauté. Les laideurs qui dérangeaient, on s’en débarrassait si on le pouvait.
Tout devait être beau, parfait, bien ordonné et pas de place pour ceux qui restaient. La vie était injuste.
Mais un détail fit soudain tiquer le jeune marina. Un détail si énorme, si évident qu’il se frappa mentalement pour être passé à côté. Kassa était peut-être affreux mais il pouvait arranger ça, lui ! Après tout, il était un polymorphe ! Alors…
- Kassa ? appela le Finlandais, légèrement troublé par l’évidence qui venait de lui tomber sur le coin du nez. Pourquoi tu ne changes pas…
- …d’apparence ? coupa la salamandre, avec un l’air blasé de celui qui s’attendait à ce qu’il pose cette question. Pourquoi je garde cette face de hareng défraîchi qui repousse tout le monde ? A ton avis, crevette ?
Le Kraken regarda son pair. Pencha légèrement la tête sur le côté et fronça les sourcils. Quelles raisons avait-on de rester si laid quand on avait le pouvoir de changer cela, justement ? Lui, il n’hésiterait pas ! Le Kraken retourna la question dans son esprit avant de finir par hausser les épaules.
- Je n’sais pas. Je n’en ai aucune idée.
Kassa posa sa main sur le haut de la touffe verte désordonnée qui servait de cheveux à son jeune part et l’ébouriffa copieusement, avant de soupirer derechef.
- Je peux lire dans les esprits des gens pour trouver leur faiblesse. Je peux prendre l’apparence des personnes qu’ils aiment le plus et en profiter pour les assassiner. C’est peut-être lâche, pour reprendre Sorrente, mais c’est efficace. Je connais des choses à propos de certaines personnes, des choses dont je doute qu’elles soupçonnent l’existence. Ajoute à cela que je suis quelqu’un de calculateur et que je n’hésite pas à manipuler les gens pour parvenir à mes fins. Je pourrais me transformer en Dragon des Mers et profiter de Julian ou même de toi, si je le voulais. Est-ce que ça te donne envie de me fréquenter, Isaak du Kraken ?
Comment ne pas le croire quand on lisait le sérieux sur son visage ? Comment le croire quand on voyait le sourire dans ses yeux ? Isaak cligna des yeux. Secoua légèrement la tête pour se reprendre.
- Mais… tu as des qualités qui…
- Dont le monde se fiche pas mal, coupa Kassa, soudain tranchant comme du rasoir. On les évoquera à mon enterrement, si j’ai droit à une cérémonie, mais à part ça, personne n’aura envie de les connaître, ces foutues qualités ! Dis-moi, Isaak, qu’est-ce que cela te ferait si tu apprenais que quelqu’un que tu considères comme un ami n’est pas ce que tu crois qu’il est ?
- Mais, tu… ! tenta de protester le plus jeune, vite coupé par le regard intense de la salamandre. Il le fixa un moment avant de répondre, du bout des lèvres.
- Je… Je ne sais pas. Je serais en colère, probablement mais…
- Mais rien du tout, bigorneau. Ce que tu vois, c’est ce que je suis. Et pas une image édulcorée qui tenterait de cacher quelque chose de trop sombre au plus profond de lui-même. J’ai décidé d’être honnête, avec les autres et avec moi-même. J’ai décidé d’assumer ce côté sombre qu’il y a en moi. Et crois-moi, p’tite crevette, c’est bien mieux comme ça.
Isaak laissa passer un silence. Il ignorait que son compagnon d’armes puisse faire preuve d’une telle sagesse mais ce qu’il entendait, les paroles emplies d’une vérité qui semblait traverser les âges le ramenaient loin en arrière. Sur les plaines enneigées de Sibérie. Et il comprit enfin ce qui l’avait attiré au départ chez Kassa, en plus de cette soif d’approcher le Dragon des Mers. C’était cette lointaine ressemblance avec son Maître Camus. L’expression de celui qui sait des choses mais qui ne s’en vante pas, cette sagesse qui pointait parfois dans ces paroles et ce masque de froideur, cette distance que tous deux mettaient entre eux et le monde.
Invoquant à lui le souvenir qu’il avait de son ancien Maître, Isaak demanda doucement :
- Kassa, tu vois l’homme dans mon esprit ?
Kassa posa son regard sur le jeune Finlandais qui le fixait du regard, une lumière nouvelle dans les yeux, et vit l’homme à l’allure noble et aux cheveux couleur du soleil levant auquel son jeune protégé pensait avec une chaleur qui lui était inhabituelle.
- Oui, je le vois. Qui est-ce ?
Il aurait pu aller chercher l’information lui-même mais il sentait que c’était important pour Isaak. Alors, il attendit que ce dernier lui réponde – ce qui ne tarda pas – et ce fut sur un ton si doux, si empreint de nostalgie que le plus vieux s’en sentit drôlement ému.
- C’est un homme qui m’a appris énormément et que je respecte beaucoup. Je trouve que tu lui ressembles.
Kassa ne répondit rien. A la place, il fit la chose la plus étrange qu’Isaak l’ait jamais vu faire : il sourit. Pas avec les lèvres, non, mais avec les yeux, ses yeux blancs qui semblaient refléter quelque chose de plus profond. Ce n’était pas un vrai sourire mais c’était quelque chose qui s’en rapprochait.
Et c’était infiniment mieux que tous les « merci » qu’il pouvait lui offrir.
- Kanon !
Etouffant un juron, l’intéressé tourna un regard furieux vers l’imprudent qui avait osé hurler son prénom dans tout le Domaine Sous-marin. Encore heureux que personne d’important n’était dans les parages, tiens. Il ne tenait pas à ce qu’une autre personne prenne connaissance de son nom, ici bas. Deux, c’était suffisamment. Voire trop. Kassa, bien sûr, l’avait su en même temps que le reste et Io… par coup de chance. D’ailleurs, c’était bien le jeune homme qui s’avançait vers lui, d’un pas furieux.
- Hurle plus fort, ironisa le Dragon des Mers. Je suis sûr que le banc de poissons qui se balade de l’autre côté du globe n’a pas entendu.
- Oh mais je ne me gênerais pas, si tu y tiens tant ! répliqua un Io, avec un répondant qui sonnait curieusement faux. Kanon haussa un sourcil, passablement ennuyé. Allons, qu’avait-il fait encore, pour que le Scylla se monte en mayonnaise ? Sa mauvaise humeur était tout de même considérablement retombée depuis son altercation avec Kassa et il ne se souvenait pas avoir causé du tort personnellement à Io. A moins qu’il ne s’agisse d’autre chose. Se permettant de lâcher un petit soupir d’exaspération, le Premier Général croisa les bras dans une claire attitude de rejet, laquelle ne sembla pas ébranler pour le moins du monde son jeune pair. Il fallait reconnaître ça au Scylla, il était tenace.
- Bon, fais vite, j’ai d’autres moules à récolter. Qu’est-ce que tu m’veux ?
- Moi, j’te veux rien. C’est Sorrente ! Ou plutôt, c’est Julian ! Il s’est passé… je ne sais pas mais des choses bizarres. Il est dans un drôle d’état, je l’ai jamais vu comme ça ! Sorrente pense que le Seigneur Poséidon y est mêlé. Il faut que tu le voies !
- Et… tu me dis ça que maintenant ?!
L’inquiétude vive ressentie par le premier Général à cette annonce avait fissuré son masque d’impassibilité et il fut rapidement sur le chemin du Temple de Poséidon, un Scylla étrangement silencieux sur les talons. Il était cependant trop accaparé pour le remarquer le calme bizarre de son pair. Tout son esprit était tendu vers une seule réalité, une seule certitude : Poséidon ne devait pas faire son entrée maintenant. C’était trop tôt, bien trop tôt, beaucoup trop tôt. Idéalement, le mieux serait que l’Olympien décide de rester dans son coin et le laisse diriger la bataille comme il le souhaitait mais il ne se leurrait pas : la probabilité pour que ce scénario se produise était quasiment impossible. Il fallait donc repousser son éveil le plus tard possible et pour cela, il avait besoin que Julian reste fort face au dieu des Océans, qu’il luttât comme il le pouvait contre sa présence.
Sinon… sinon, il ne voulait pas y penser. La perspective du retour du Maître des Eaux était aussi dérangeante qu’effrayante. Il savait qu’il ne donnerait pas cher de sa vie si ses véritables intentions étaient percées à jour – la colère des Océans était légendaire, après tout. Comme il savait qu’il ne pouvait tout simplement pas se laisser mourir, pas si près du but, pas alors que Saga tentait seul d’accomplir ce qu’il avait lui-même planifié pendant treize ans, à savoir la destruction d’Athéna… ce qui lui assurerait le contrôle de la planète, aussi bien sur les océans que sur la terre.
Et il ne pouvait pas supporter de perdre encore une fois face à son frère.
Pas encore.
Mais pour mener ses ambitions à bien, il avait avant tout besoin que Poséidon reste à l’écart. C’était sa seule perspective de réussite. Et la seule personne qui pouvait empêcher un retour prématuré du vieux Barbe-à-Moules, c’était Julian Solo.
Kanon laissa un sourire de requin étirer ses lèvres. Peut-être que le béguin qu’éprouvait le jeune homme à son égard finirait par lui servir, tout compte fait.
Julian était allongé sur son lit, les yeux clos, à moitié assommé par quelques notes que Sorrente avait fini par jouer, désolé de ne pas pouvoir le calmer par un autre biais. Le jeune Solo soupira. Ce n’était pas plus mal ainsi, tout compte fait. Après son rêve, qui tenait plus du cauchemar que du rêve, il s’était rendormi. Et il avait de nouveau senti la présence de Poséidon. Ou de l’Océan. Ou des deux. Il l’ignorait car il s’était réveillé en sursaut quelques secondes après, tremblant d’appréhension à l’idée de se rendormir et de revivre le même cauchemar.
« J’ai rêvé que je me noyais. Pire, j’ai rêvé qu’on me noyait. » Venant la part de celui que Poséidon avait choisi, c’était un cauchemar qui frôlait le ridicule.
Il avait finit par se rendormir une troisième fois pendant la journée, complètement épuisé par les expériences précédentes. Et cela avait recommencé. Mais cette fois, il y avait réagi encore plus violemment et avait traversé une crise. C’était Sorrente qui, alerté de ne pas le voir là où il aurait dû être, l’avait trouvé en train de se tordre sur le sol, rongé par la panique qui montait en lui et poussant à intervalles réguliers des cris de terreur pure.
Et voilà où il se retrouvait. A nouveau sur son lit, en train de se poser des questions sur ce qui était en train de lui arriver. Mais qui pouvait répondre à ses questions, alors que lui-même ne savait pas ce qui lui arrivait ? Sorrente avait dit qu’Io était parti chercher quelqu’un. Quelqu’un qui pourrait l’aider. Mais qui pouvait l’aider ?
- Moi, je peux vous aider.
Une voix familière. Une porte qui claque, un glissement, un froissement de draps. La chaleur d’un corps qui apparut à ses côtés, des mains étonnamment douces qui soulevèrent sa tête pour la poser sur un genou. Un doigt qui s’emmêla dans ses cheveux clairs, qui joua gentiment avec les nœuds. Un cosmos que l’on devinait empli de fougue mais qui se voulait à cet instant précis apaisant, caressant. Presque séducteur.
Julian ouvrit les yeux et croisa les yeux émeraude du Dragon des Mers qui le fixaient avec une inquiétude contenue.
- Que s’est-il passé, Julian ? Racontez-moi.
Et Julian lui raconta d’une voix lourde de fatigue, bercé qu’il était par le mouvement des doigts de son général. Lequel l’écouta sans broncher, frémissant imperceptiblement quand Julian évoqua la sensation de noyade – le Cap Sounion était une blessure encore à vif dans sa mémoire – et fronçant les sourcils quand il entendit Julian replacer les mots de la mer. Ou Poséidon. Il était difficile de faire la distinction. L’un comme l’autre était le maître des eaux et chacun risquait de lui poser problème, le moment venu.
Il fut tiré de ses pensées par Julian qui lui saisit doucement la main et déclara, soudain bien las et vulnérable :
- Tu crois que j’ai eu tort ? Que j’aurais dû m’abandonner à son étreinte ? Peut-être que c’est ce qu’elle a toujours attendu de moi. Peut-être que j’ai failli à mon devoir. J’ai juste eu peur… si peur de me perdre dans son immensité et de ne plus pouvoir me retrouver. J’ai eu si peur de m’oublier, moi-même. Qui suis-je au final, Dragon des Mers ?
L’intéressé haussa un sourcil et répondit, un sourire pensif s’étalant sur ses lèvres.
- Vous êtes Julian Solo. L’élu de ce monde et du dieu des mers. Un homme qui s’est promis de changer la face du monde et qui a les pouvoirs pour le faire, en plus du soutien de vos marinas.
- C’est faux. Je sais que beaucoup d’entre eux me détestent…
- Alors, prouvez-leur qu’ils se trompent. Que vous êtes digne d’être ici. Que votre place est parmi nous. Que Poséidon ne vous a pas choisi pour rien. Battez-vous pour vous, Julian, et ils se battront pour vous. Parce que je sais qu’ils croient en ce monde que vous rêvez de construire. Donnez-leur l’occasion de vous suivre.
- Se battre pour moi ? répéta faiblement le jeune Solo.
- C’est ça. Votre place est sur ce trône, à nous gouverner. Et que Poséidon soit là ou non, que les océans vous obéissent ou non… cela ne change rien au fait que vous êtes vous, que cette place est la vôtre et que vous en êtes capable. Je crois en vous, Julian. N’en doutez pas.
Et pour sceller ses paroles, le Général se pencha sur son cadet et effleura ses lèvres en un baiser chaste. Julian referma les yeux et sourit. Sorrente avait eu raison, finalement : Dragon des Mers avait pu l’aider. Il l’avait remis sur la voie. Il lui avait dit qu’il croyait en lui, en Julian Solo et non en Poséidon. Il lui avait rappelé qu’il n’était pas un simple humain – et même s’il s’était retrouvé devant la furie des océans, il en avait réchappé. Son âme apaisée, il se laissa enfin glisser dans les brumes du sommeil.
Il était Julian Solo. Il n’avait aucune raison d’avoir peur.
Regardant le jeune Solo s’endormir progressivement, Kanon leva les yeux au ciel, le soulagement l’emportant sur l’exaspération. Il s’en était fallu de peu pour que Poséidon revienne, en pleine possession de ses moyens. De très peu, même. Il lui faudrait surveiller cela de près. Garder un œil sur Julian en permanence… il en frémissait d’avance. Heureusement qu’il pouvait compter sur Kassa pour garder des yeux perçants et des oreilles attentives sur le reste du Domaine. Heureusement oui…
Le Dragon serra les lèvres. Tout cela ne serait pas arrivé s’il avait été plus attentif. Il s’était laissé emporter par sa rancœur. Il avait laissé ses sentiments dépasser ses ambitions. Résultat, il n’avait rien vu venir. Une chance que Julian ait pris peur et lutte inconsciemment contre l’invasion. Une chance que Sorrente eût été dans les parages, ainsi qu’Io. Une chance que lui-même n’ait pas été trop difficile à trouver. C’était une chance, oui, que le dieu des Océans soit resté dans l’ombre. Une chance qui le faisait frémir… Il ne pouvait pas laisser la situation lui échapper de nouveau. Pas alors qu’il voyait enfin ses rêves si proches de la concrétisation.
Plus jamais, il ne s’autorisait à être faible.
Reposant un œil sur la silhouette de Julian endormie, Kanon souleva avec précaution la tête du jeune homme pour la replacer sur son oreiller et lui rabattit doucement les draps dessus. Il s’arrêta un moment pour contempler le visage apaisé et un rictus vint lui déformer le visage. Ce ne serait pas forcément facile de le garder sous sa poigne mais, heureusement, Julian croyait beaucoup trop en lui pour son propre bien.
« Pauvre naïf. »