[Fic] La Maison des morts (12)
Mar. 17th, 2013 11:15 pm![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
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Troisième Acte.
m i s é r a b l e
On sait très bien que l'on se damne
Mais l'espoir d'aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
A ce qu'a prédit la tzigane
La tzigane – Apollinaire, Alcools.
John n’a pas besoin de lever la tête pour reconnaître le bruit sec de la porte claquant contre son battant de bois.
Ses yeux tremblants sont rivés sur le journal qu’il agrippe comme une bouée, sur les mots qui ne font aucun sens mis à la suite les uns des autres et il n’ose pas se détacher des lettres qui dansent dans son champ de vision brouillé – il n’ose pas fixer ses yeux sur quoi que ce soit d’autre et il ose encore moins regarder l’homme qui vient d’entrer d’un pas égal dans sa petite chambre d’hôpital.
— Docteur Watson ? s’enquiert une voix profonde avec un léger accent – est-ce écossais ? Français. Il ne jurerait de rien et préfère s’abstenir. Ses sens le trompent depuis trop longtemps pour qu’il ait encore le droit d’y accorder trop de confiance.
Il n’a pas besoin de lever la tête pour deviner les traits tirés par la nuit courte, les coins de bouche plissés par les mauvaises nouvelles de la journée, la fatigue alors qu’il lit les rapports laissés au préalable, la grimace devant les résultats. Il ne veut pas lever le regard mais il les voit sans mal : les yeux d’ébène, transis derrière une paire de fausses lunettes, la fausse moustache collée à la hâte et pourtant parfaitement alignée, les cheveux d’un noir sale, coupés courts et plaqué avec un soin qui n’est pas le sien. John garde la tête baissée et laisse son imagination vagabonder au fil des paroles monotones : imaginer Sherlock si tôt après la visite de Mycroft, cela n’a rien d’étonnant, c’est même plutôt attendu.
Il n’empêche. C’est énervant.
— Holmes, cessez de jouer.
Si réellement il lui restait un semblant de lucidité, le docteur devrait soupirer et répéter pour une énième fois qu’il n’est pas Sherlock Holmes, que ce dernier est mort et enterré depuis presque trois ans et qu’il ne fait que parler à de l’air sur lequel il a placardé un visage familier – puis, il lui sortirait des noms compliqués de la maladie dont il est supposé souffrir, de la difficulté qu’on avait à traiter ce genre de pathologies et de sa probabilité plus que certaine à finir dans un asile maintenant qu’il a prouvé être un danger pour ses jours. Si vraiment son monde pouvait se décider à finalement pivoter sur les bons axes, c’est ce qui se passerait.
— Comme vous voudrez, Watson.
Évidemment.
Le patient pose le journal sur ses genoux et crie, rageur et terrifié à la fois, les mains pressées contre ses lèvres desséchées qui ne sont plus qu’un trou, un abîme vide qui aspire sans souci l’eau de ses larmes choquées comme celle du Rhin. Reichenbach est dans sa bouche, pressé contre sa glotte et lui laisse un goût désagréable entre le salé et l’âcre qui lui donne envie de plonger ses mains dans sa gorge pour arracher tout ce qui peut lui donner le sens gustatif. Ses poings se font ongles contre sa peau et ce n’est que lorsque des doigts calleux, tremblants viennent dénouer l’écheveau de chair qui tente de se fondre avec sa bouche que John s’aperçoit qu’il saigne.
— Wats – John, John, je vous en prie – murmure le (faux) médecin, une trace de panique dans sa voix d’habitude si composée.
Involontaire, John lève un regard embué vers l’homme penché sur lui.
Il sait au premier coup d’œil qu’il ne s’agit pas là de sa familière hallucination qui revient le hanter car chacun de ses délires, tout néfastes et fréquents qu'ils prétendaient être, avaient tous eu ce point commun qui faisait défaut à celui-ci : les yeux d'Holmes dans son fauteuil sont toujours restés vides et secs comme une nuit de nouvelle lune dans la Londres de janvier.
Il y a des larmes dans les yeux de ce Sherlock-ci, toute l’eau des cascades de Reichenbach qui aurait dû l’engloutir et qui a rendu le plancher de la maison de Mary glissant, mais connaissant le cadet de la fratrie, il gèlera sur la tombe de Moriarty avant qu’on ne le surprenne à accomplir un geste aussi humain que celui de pleurer – fût-ce sur l’âme égarée de ce pauvre Docteur Watson. John ose à peine y croire quand le visage défait ne s’efface pas sous ses doigts curieux, quand un souffle tiède réchauffe ses ongles sous lesquels un peu de sang et de chair arrachée se sont glissés.
Il a menti à Mycroft, réalise-t-il avec une horreur innommable alors que la lourdeur qui lui comprime les entrailles grandit lentement. Les morts ne lui font pas peur mais celui-là, cette tombe vivante qu’il se souvient avoir pleuré si longtemps – est-ce deux ans, est-ce trois ou mille ? Il a dû perdre le compte – ce Holmes-là le terrifie.
Sentiment retourné si on en juge la palette d’émotions qui dessine les traits pâles et amaigris de son – son quoi, au juste ? Sherlock était son colocataire mais ils ne partagent plus leur appartement de Baker Street il y a bien longtemps ; Sherlock était son ami mais les amis ne vous obligent pas à regarder leur mort pour ensuite réapparaître après vous avoir hanté si longtemps. Sherlock était une douleur sous le cœur et des regrets sans fond mais c’est tout cela à la fois qui le saisit au corps quand il contemple ces yeux noirs qui vampirisent son âme sans pitié.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il, incertain de la réponse qui va franchir ces lèvres tant rêvées, tant haïes.
L’horreur qu’il voit s’afficher sur la figure pâle et familière achève de peler ses nerfs à vif. Il agrippe les mains fuyantes de toutes ses forces de noyé et réitère sa question, le souffle manquant et les yeux ouverts en grand.
— Qui êtes-vous ?!
— Je – Watson, calmez-vous, je vous en prie, c’est moi, je suis là, je suis là, murmure le fantôme solide sous sa prise vénéneuse.
Il ne croit guère à ces affirmations chuchotées et en même temps, que peut-il faire d’autre à part relâcher son étreinte, laisser sa tête molle retomber contre son oreiller et fixer le faux médecin avec l’air halluciné que tous les fous arborent lorsqu’ils sont confrontés à une vérité bien trop cruelle.
— Vous êtes mort, assène-t-il comme une sentence.
Holmes secoue légèrement la tête de droite à gauche, niant la vérité pourtant si évidente. Ce simple geste, loin d’apaiser la tourmente qui le ravage, laisse son souffle brûlant d’une colère irrationnelle devant la futilité de ce déni.
— Holmes, ne faites pas l’enfant, le sermonne-t-il, vous êtes mort – je vous ai vu tomber, personne n’aurait pu survivre à une telle chute, et cessez de hocher la tête comme un demeuré, puisque je vous dis que vous êtes mort, par Saint Georges !
—Watson, je vous en prie, supplie son fantôme de nouveau, la voix croulant sous une fatigue immense. Cela devrait l’attendrir, peut-être, mais John Watson en a assez des spectres trop réels pour se laisser prendre au piège de l’indulgence.
— Taisez-vous ! hurle le docteur déchu avec ce qui lui reste de force. Taisez-vous, vous ne savez rien, rien du tout, c’est moi qui devrais vous prier, c’est moi qui devrais vous supplier pour que vous cessiez, je vous en prie : laissez-moi tranquille –
— John! gémit Holmes comme une bête blessée, toute la peine du monde et l’eau du Rhin sur ses cernes.
Son illusion joint ses doigts sur son poignet maigre, dans une pathétique tentative de le calmer – et John se sent coupable d’apporter la pluie sur ce visage orageux, mais que lui reste-t-il contre la tempête qui menace d’éclater hors de ton corps, contre l’ouragan qui lui vrille le cœur et les tympans ?
— Vous êtes mort, répète-t-il, obstiné alors même que son injonction se change en supplique. C’en est rageant, car il n’est pas homme à céder avec tant de facilité – mais quiconque connaît son histoire s’accordera à dire qu’il s’est montré remarquablement tenace devant un poison aussi insidieux que son propre esprit, cet ennemi lent et sinistre qui s’est armé de sentiments qu’il ignorait éprouver pour ensuite les tordre en piques, en pointes, en épées acérées et en percer son âme.
Il a vécu avec Holmes depuis si longtemps, pourtant – il connaît mieux que personne les tourments que l’esprit d’un homme peut infliger à son corps. Watson, tu es le plus parfait des imbéciles, se morigène-t-il pour ce qui paraît la millième fois. Devant le corps solide de Sherlock Holmes, cette assertion n’a jamais eu autant d’accent de vérité.
— Vous êtes mort, dit John encore, parce qu’il n’y a plus que cette stupide phrase qui empêche tout ce qu’il sait de s’écrouler.
Son fantôme qui n’en est plus un serre ses lèvres râpeuses et détend le poing serré du docteur avec une patience que ce dernier ne lui connaît pas. Avec des gestes lents et précis, il relève la manche de la fausse blouse de médecin, révélant un poignet blanc qui frôle le squelettique et saisit l’index de sa main droite pour le placer sur la veine bleutée qui luit comme un fleuve au milieu d’un ravin de craie. Immédiatement, le doigt se presse et un majeur vient le rejoindre – deux explorateurs timides à la recherche d’un Graal perdu, un trésor si attendu qu’on en vient à douter de son existence.
Et pourtant, la pulsation qui tremble contre leurs peaux craquelées est tout sauf illusoire.
Son monde s’effondre et John inspire une longue goulée d’air, pareil à un noyé sortant de l’eau. Ses yeux embrumés trouvent les orbes d’ébène pour y plonger sans regret, accroché à cette nouveauté bienvenue qu’est la sensation familière de la tiédeur d’Holmes à ses côtés. Il y lit des réponses, dans ces yeux à demi voilés par la crainte, des confessions avec des points d’interrogation qui embrouillent davantage ce qu’elles devraient expliquer.
— Je ne comprends plus, confesse-t-il à son vieil ami, soudain sous le coup d’une fatigue extrême.
Holmes lui renvoie un sourire crispé, ceux qui généralement accompagnent les vérités inconfortables, et penche sa main libre pour couvrir maladroitement les doigts qui tâtent son pouls comme pour y découvrir un mensonge.
— Je pourrais vous expliquer, John, mais je ne suis pas sûr de tout comprendre moi-même.
— Essayez donc, ça fera un nouveau défi à relever pour votre cervelle brillamment maléfique, grommelle Watson en haussant les épaules. Essayez, répète le médecin quand il ne reçoit pas de réponse.
Il exige, comme d’habitude, et même Sherlock Holmes ne peut se défiler devant sa bouche pincée en une grimace déplaisante. Le détective ouvre la bouche, dans l’intention de commencer son récit, la referme aussitôt et laisse une déclaration inattendue tomber dans le silence tendu entre eux à la place.
— Vous m’avez manqué.
Ils clignent des yeux de concert, surpris par l’intensité de l’affirmation. Holmes se trouve visiblement à court de mots ; Watson à court d’émotions. Un gouffre s’est ouvert sous leurs corps ; du sel a été versé sur les plaies à vif. Le visage du malade se ferme tandis que les yeux du vivant s’ouvrent.
— Fermez-la, Holmes, siffle John et il y a une rage en lui qui ne veut jamais s’éteindre. Fermez-la ou je vous jure que je vous tue moi-même, fantôme ou pas.
La trace d’un rictus vient hanter les lèvres de Sherlock : le sérieux mortel qui danse sur les traits durcis par le deuil de Watson aurait de quoi faire trembler n’importe quel esprit inférieur.
— C’est vous qui vouliez que je m’explique.
— En quoi est-ce une explication ? s’exclame John avec une fureur blanche – et c’est complètement fou de constater à quel point ils retombent vite dans leurs anciens travers, à quel point les lances qu’ils se jettent au visage ont le poids et le tranchant trop familiers.
Ils se font la guerre, constamment – la guerre pour savoir qui a tort, qui a raison ; celle pour savoir ce qui est important et ce qui est futile ; celle pour déterminer qui part et qui reste. Celle-ci, cependant, a quelque chose de plutôt absurde dans son intitulé : c’est la guerre à savoir qui est mort et qui ne l’est pas.
Sherlock n’est pas sûr de savoir qui a l’avantage en ce moment mais il a marqué un point tout à l’heure. Ses talents de stratège détectent la faille dans l’armure de l’adversaire : il enfonce la lance, sans réfléchir, sans se soucier de ses propres blessures.
— Ca explique tout, au contraire.
Les traits de John ne se relâchent pas pour autant.
— Vous jouez encore, Holmes.
— Je sais, je sais, concède le concerné avec une pointe de remords. Veuillez me pardonner.
Watson soupire, conscient de la question qui gît sous la formule de politesse dont s’embarrasse Holmes pour la forme. Hélas ! Si tous les péchés du monde pouvaient être absous de cette manière, le soleil de Londres aurait un visage bien moins triste en cette fin d’hiver
— J’aimerais bien pouvoir, murmure le malade à regret. Oh, comme j’aimerais…
La main gracile de Mary qui caresse les cheveux tombant sur sa nuque l’en empêche.
— John… commence Holmes avec un soupir, alors que la colère ressurgit, vieille et familière.
— Vous ne savez pas, Holmes. Taisez-vous.
Le silence s’installe entre eux, prend des aises qu’il devrait avoir perdues. Quelque part au milieu du champ de bataille, la main du détective a trouvé celle du médecin : contact surréel, elles tracent ensemble une zone de cessez-le-feu sur le bord du lit d’hôpital. Un instant, John considère les mouvements stratégiques, les décisions à prendre – que faire encore, alors que tout semble brisé et mal recollé, que rien ne sera plus comme avant ? Sa vie lui paraît un puzzle aux pièces manquantes.
— Devrais-je lui pardonner, Mary ? se demande-t-il à voix haute.
Il entend son épouse soupirer au loin – de dépit ou de chagrin, qu’en sait-il – tandis que les yeux de Sherlock se font hantés, son ton urgent.
— Votre femme est morte, Watson.
John lui jette un regard ahuri qui frise la couleur de la nuit.
— Vous aussi, Holmes, alors taisez-vous.
Quelque chose éclate sur le visage de son fantôme qui n’en est plus un, l’air douloureux des gens qui souffrent et qui pourtant, ne peuvent se plaindre. Avec douceur, les doigts rigides du détective déguisé quittent la main tiède du docteur – le manque de contact est aussi étrange que familièrement atroce.
— Vous comptez mourir encore ? demande John, soudain effrayé.
Holmes se tait un instant et se fend finalement d’un petit sourire un peu triste.
— Non, John. Je crois que je vais rester.
— Tant mieux, s’esclaffe le malade. C’était long et ennuyeux quand vous étiez mort. Promettez-moi que vous n’allez pas recommencer de sitôt.
Un vague murmure affirmatif répond à sa demande ; sa main inconsciente quête le poignet d’Holmes comme pour s’assurer encore une fois de sa véracité. Le concerné lui facilite la tâche et bientôt, les paupières lourdes du malade referment le monde de ses rêves tranquilles sur lui-même.
— Vous êtes fatigué, dit Holmes avec prudence.
— Votre faute, marmonne-t-il. Avec votre retour d’entre les morts, il y aurait de quoi épuiser n’importe quel homme.
— Vous n’êtes pas n’importe quel homme, Watson.
— Ne m’empêche pas d’être rincé.
— Dormez, alors, lui intime le détective avec sa tendresse coutumière, aussi maladroite qu’intense. Dormez, John, je vous raconterais tout demain matin.
Et alors qu’il s’endort avec lenteur, bercé par la brise tiède d’un souffle qui lui caresse les cheveux, contre la mélodie étouffée du cœur de Sherlock qui lui parvient contre les doigts – tout c’à quoi John peut penser tient en une simple affirmation, perdue depuis trois ans dans les eaux impardonnables de Reichenbach :
Mary, Mary, je crois que je suis rentré à la maison.